Sommaire
- Introduction
- Sources
- Partie liminaire
- Structures territoriales et territorialité de la fondation de Massalia à la fin de l’ère carolingienne
- Chapitre premier
- La cité antique (VIIᵉ siècle av. J.-C.-IIIᵉ siècle apr. J.-C.)
- Chapitre II
- Ca cité chrétienne (IVᵉ-VIIᵉ siècle)
- Chapitre III
- La cité carolingienne (VIIIᵉ-Xᵉ siècle)
- Première partie
- La réorganisation de l’espace marseillais (950-1070)
- Chapitre premier
- Sur les épaules de Charlemagne, la formalisation du comitatus Massiliensis
- Chapitre II
- Réseaux castraux et ecclésiaux : la formation d’espaces intermédiaires au sein du comitatus Massiliensis
- Chapitre III
- Entre inecclesiamento et incastellamento, la naissance des territoires locaux
- Deuxième partie
- La fabrique des territoires marseillais (1070-1215)
- Chapitre premier
- De l’indépendance à la concurrence, l’éclatement du condominium guillelmide
- Chapitre II
- La prise de conscience territoriale des dominations, entre appropriation de l’espace et encellulement des populations
- Chapitre III
- Hiérarchisation et articulation des espaces politiques : les dominations territorialisées ?
- Conclusion
- Annexes
Introduction
Depuis ce qui est appelé le spatial turn des sciences humaines et sociales, la recherche en histoire médiévale a pleinement intégré et questionné les problématiques soulevées par les rapports des sociétés anciennes à l’espace, que ce soit à travers sa représentation, son organisation ou son aménagement. Toutefois, ce n’est que récemment qu’elle a pris la mesure des difficultés conceptuelles posées par la notion de territoire, un concept pourtant fondamental dans l’appréhension des problématiques spatiales, puisqu’il est censé faire le lien entre l’espace en tant qu’étendue géographique et l’inscription des rapports sociaux en son sein. Il s’avère dès lors nécessaire de s’arrêter sur trois aspects essentiels de cette notion pour l’histoire médiévale : le territoire comme fait social, c’est-à-dire ce qui fait qu’une étendue, un espace se voient appropriés et transformés par une domination pour son usage dans le champ social ; le territoire comme fait matériel, il s’agit là de ce qui amène un espace à être occupé, aménagé, exploité et finalement approprié par un groupe qui le définit comme sa cellule de vie ; le territoire comme fait culturel, c’est-à-dire le fait pour un groupe plus ou moins vaste, à quelque échelle, d’inscrire son identité et sa conscience collective dans l’espace pour mieux exister.
Le traitement de concert de ces trois objets historiques à l’échelle de la région marseillaise trouve plus particulièrement son intérêt dans la profondeur temporelle remarquable du fait territorial dans cet espace, puisque, depuis la fondation de la cité de Massalia en 600, le pôle urbain marseillais n’a cessé de polariser et d’organiser ses environs. Cela permet de resituer la spécificité de la territorialisation médiévale dans le temps long de l’occupation de la région marseillaise. Cet espace correspond au diocèse médiéval de Marseille, c’est-à-dire l’entité géographique délimitée du sud vers le nord par la mer Méditerranée et les massifs de la Nerthe, de l’Étoile et du Régagnas et qui s’étend à l’est à travers le massif de la Sainte-Baume jusqu’au val de Signes.
Entre les années 950 et 1215, cette région fut réunie sous la domination d’une lignée aristocratique locale, celle des vicomtes de Marseille, aussi désignée sous le terme de Guillelmides en référence à Guilhem Ier († 1004), le premier d’entre eux à détenir le titre vicomtal. L’hégémonie de cette famille sur Marseille et ses alentours débuta autour de 950 avec la concession du fisc du val de Trets à Arlulf († apr. 965), le père de Guilhem, par le roi Conrad le Pacifique et l’élection d’Honorat († 977), le frère de Guilhem, sur le siège épiscopal de Marseille. En 1215, avec la mort de Roncelin, le dernier vicomte, la vicomté de Marseille disparut en tant qu’honneur, tandis que le patrimoine foncier qui y était attaché se trouva partagé entre de multiples héritiers.
L’hégémonie vicomtale sert de fil rouge à l’étude du processus territorial dans la mesure où elle est indissociable des différents phénomènes institutionnels, sociaux ou culturels qui affectèrent la région marseillaise à l’époque, région originellement désignée sous le terme de comitatus Massiliensis dans les sources. En effet, c’est autour du pouvoir vicomtal que se constitua la première forme d’organisation politique de la région marseillaise, le condominium guillelmide, la famille vicomtale tenant dans ses mains les trois honores marseillais (vicomté, épiscopat et abbatiat), ce qui revenait à donner une forme d’unité au comitatus. Les contradictions internes de ce mode de gouvernement et la radicalisation de la réforme de l’Église conduisirent à son implosion et la compétition acharnée qui opposa dès lors les trois honores se superposa aux recompositions des formes de peuplement, précipitant par endroits le processus de territorialisation. C’est pourquoi il est important de questionner les rapports entre les trois aspects de la notion de territoire évoqués plus haut, de déceler les éléments décisifs du processus de territorialisation qui anima le premier Moyen Âge et affecta toutes les strates de la société médiévale dans leur rapport à l’espace.
Sources
L’essentiel de la documentation disponible s’articule autour du Grand et du Petit Cartulaire de Saint-Victor de Marseille, édités par Benjamin Guérard, qui couvrent toute la période concernée et permettent par leur homogénéité des comparaisons avec les espaces voisins (diocèses d’Arles, d’Aix, de Fréjus et de Toulon).
Par ailleurs, le chartrier de l’abbaye victorine, édité par Paul Amargier dans sa thèse (Chartes inédites du xies. du fonds Saint-Victor de Marseille, 1967) et mis en ligne par le collectif Telma (« Chartes originales antérieures à 1121 conservées en France »), ainsi que le Bullaire de l’abbaye conservé sous la côte 1H 631 aux Archives départementales des Bouches-du-Rhône sont venus compléter ce premier ensemble. Le second ensemble documentaire sollicité est composé des trois cartulaires de l’Église de Marseille : le Livre Vert de l’évêque (5G 91), le Livre Jaune du chapitre (6G 438) et le cartulaire de l’évêché (5G 103). S’y est ajouté le dépouillement des chartriers de l’évêque et du chapitre (premières cotes des séries 5G et 6G des ADBdR). Pour éclairer le cas de la chartreuse de Montrieux, le cartulaire de cet établissement, édité par Raymond Boyer, a également été consulté.
Par ailleurs, pour permettre des recoupements et des approfondissements, les volumes du Gallia Christiana Novissima du chanoine Albanès ont été abondamment mis à contribution, de même que les volumes des Monumenta Germaniae Historica correspondant à la période étudiée. Plus ponctuellement, la Vita Sancti Isarni, narrant la vie du saint abbé de Saint-Victor, a été convoquée.
Partie liminaire
Structures territoriales et territorialité de la fondation de Massalia à la fin de l’ère carolingienne
Chapitre premier
La cité antique (VIIᵉ siècle av. J.-C.-IIIᵉ siècle apr. J.-C.)
Le modèle de la cité antique est le premier véritable système territorial à inspirer l’organisation de la région marseillaise avec la fondation de Massalia en 600. Le système grec rompait avec le modèle celte en ce qu’il envisageait l’espace entourant le noyau urbain comme dépendant de ce dernier et cherchait à le contrôler de sorte à garantir l’approvisionnement de la ville, d’où l’organisation dès la fondation de la cité d’un parcellaire dans ses environs immédiats pour que chaque citoyen soit également un propriétaire foncier. Toutefois, le système grec, comme le révèle le développement de la chôra massaliète, différait également du modèle romain, puisqu’au-delà des espaces utiles où installer les citoyens, les Massaliètes se désintéressaient de la prise en main de l’espace en tant qu’étendue, se focalisant sur le contrôle de nœuds stratégiques tels des cols, des carrefours ou des voies de communication. Ce mode de contrôle de l’espace permit la conservation d’un système de peuplement indigène (habitat groupé et perché) sous influence grecque au-delà des environs immédiats de la cité (c. 10 km), encore jusqu’au siège de César. La rencontre du système romain se solda par la soumission de Massalia dont la chôra fut amputée pour former les civitates arlésienne et forojulienne limitrophes. Au iiie siècle, lorsque la cité phocéenne finit par abandonner ses institutions spécifiquement grecques, elle était intégrée depuis longtemps au système territorial romain et n’était qu’une unité administrative semi-indépendante au sein de la province de Narbonnaise.
Chapitre II
Ca cité chrétienne (IVᵉ-VIIᵉ siècle)
La dislocation de l’Empire romain et l’avènement de la religion chrétienne marquèrent l’émergence d’un nouveau système territorial qui, s’il épousait les formes et les structures romaines, n’en portait pas moins un contenu profondément différent. Comme le rappelait Florian Mazel dans sa synthèse sur la territorialisation du diocèse (L’évêque et le territoire. L’invention médiévale de l’espace, Paris, 2016), partir des diocèses médiévaux pour appréhender les circonscriptions ecclésiales tardo-antiques relève non seulement de l’erreur méthodologique mais aussi pose en principe la conservation à l’identique des structures territoriales romaines à travers l’Église, rendant caduque toute tentative pour rendre leur singularité aux recompositions des réseaux de villes à la fin de l’Empire. Le cas de Marseille illustre parfaitement le propos, puisque, à la faveur des troubles de l’Empire finissant, elle retrouva un peu de sa superbe grecque, entre l’activité croissante de son port et le foisonnement de sa vie culturelle. La ville reprit de l’influence sur son arrière-pays, bien au-delà des frontières que lui avait imposées César, et à la fin du ive siècle, l’évêque de Marseille Proculus pouvait se targuer d’avoir suffisamment d’autorité, due autant à son charisme personnel qu’au rayonnement de sa cité, pour ériger deux paroisses du diocèse d’Arles en évêchés et ordonner lui-même l’archevêque d’Aix. Par ailleurs, cette réorganisation des structures territoriales culmina sous les rois mérovingiens qui firent de Marseille la capitale du patriciat de Provence, en dépit du prestige attaché à Arles ; en effet, dans la perspective mérovingienne, une cité ne valait pas autant en vertu de son poids symbolique et des circonscriptions romaines qu’en fonction des revenus qui lui étaient attachés, et en la matière, les tonlieux de Marseille excitaient toutes les convoitises.
Chapitre III
La cité carolingienne (VIIIᵉ-Xᵉ siècle)
L’ère carolingienne s’ouvrit en Provence avec le déclassement progressif de Marseille, dont le pôle urbain subit à la fois les contre-coups de la réorientation du commerce au long cours et une série d’épisodes violents à la suite des révoltes des derniers patrices de Provence. La restauratio imperii prit acte de cette évolution, consacrant le retour aux cadres romains, avec l’installation du comte de Provence en Arles. Toutefois, les frontières diocésaines tardo-antiques furent reprises au sein de l’organisation du nouveau comté de Provence : chaque diocèse correspondait à un comitatus ayant la cité épiscopale pour chef-lieu, et l’ensemble des comitatus provençaux se trouvait soumis au pouvoir du comte. Cela signifia qu’à Marseille, le relais du pouvoir comtal n’était autre que l’évêque, lui seul ayant les moyens humains et administratifs pour remplir ce rôle. D’ailleurs, c’est à l’époque carolingienne que fut vraisemblablement fondée l’abbaye de Saint-Victor, placée directement sous la tutelle de l’évêque. Elle permettait ainsi à la cité phocéenne de conserver une influence notable sur son arrière-pays par le biais du patrimoine fort étendu et dispersé du sanctuaire victorin. Malgré ses prétentions, le programme carolingien ne parvint pas à imposer un nouvel ordre territorial à l’Empire, et encore moins à la Provence. Les mécanismes et les structures sur lesquelles reposait la gestion des comtés dépendaient encore trop lourdement de pratiques interpersonnelles et de réseaux de solidarité aristocratiques. Le charisme de Charlemagne fit illusion, mais par la suite, on vit combien le pouvoir impérial dépendait de la bonne volonté de ses relais locaux, prompts à user à leur profit des réseaux dans lesquels ils s’inséraient, ainsi Boson l’éphémère empereur de Mantaille et ses successeurs, qui firent progressivement sortir le royaume de Bourgogne-Provence du giron impérial.
Première partie
La réorganisation de l’espace marseillais (950-1070)
Chapitre premier
Sur les épaules de Charlemagne, la formalisation du comitatus Massiliensis
Entre 950 et 1070, le comitatus Massiliensis, le comté-diocèse de Marseille, se vit investi par une domination familiale hégémonique qui réactiva ainsi le contenu politique de la circonscription carolingienne. De 950 à l’An Mil, la famille vicomtale s’empara puis renforça son emprise sur les trois honores marseillais : d’abord, l’episcopatus, qui à partir de l’élection d’Honorat (c. 948) se transmit par voie avunculaire au sein de la lignée, puis la vicomté, attribuée à Guilhem Ier dans les années 970 et immédiatement patrimonialisée, et enfin l’abbatia de Saint-Victor qui, certes, relevait dans les faits de l’episcopatus mais fut reconstituée en 977 par l’ensemble de la famille vicomtale, au terme d’une cérémonie de refondation qui imitait sans s’en cacher les précédents royaux et comtaux. De la sorte, les Guillelmides s’assuraient une hégémonie incontestable et incontestée sur la région marseillaise.
D’ailleurs, ils renforcèrent leur position déjà éminente au sein de l’aristocratie provençale par l’obtention d’importants domaines dans les comtés de Fréjus et de Toulon, dont ils refondèrent le siège épiscopal, assurant à l’évêque de Marseille une influence dépassant le cadre de son diocèse. De la sorte, non seulement affermirent-ils leur contrôle du comitatus Massiliensis qu’ils enserraient désormais entre leurs blocs domaniaux, mais ils circonvinrent aussi l’influence du comte de Provence, qui n’intervint jamais dans leur vicomté sans leur aval. Dès cette période 950-1070, le condominium guillelmide garantit l’extra-territorialité de Marseille en Provence, en faisant dans les faits une principauté indépendante dont le pôle urbain était la capitale.
Cela se traduisit justement par une renaissance de Marseille comme cité : après deux cents ans de déprise urbaine entre les murailles qui avait abouti à une répartition de l’habitat au sein de deux îlots urbains, Marseille connut une période de croissance ininterrompue qui se solda, à la fin du xie siècle, par l’occupation de la totalité de l’espace urbain et l’émergence de noyaux peri-urbains. Grâce à la stabilité et la centralité offertes par le condominium guillelmide à la ville, Marseille vit son activité portuaire s’intensifier et se dota d’une nouvelle parure monumentale attestant de son statut au sein de la région marseillaise.
En une centaine d’années, le condominium guillelmide réactiva le contenu politique du comitatus Massiliensis à son profit, l’érigeant en quasi-principauté au sein de la Provence. C’était un premier pas sur le chemin de la territorialisation dans la mesure où les trois honores marseillais s’appropriaient ensemble cet espace. Toutefois, le comitatus ne fut jamais envisagé comme une étendue continue intégralement soumise au condominium. Il s’agissait encore d’une nébuleuse de droits centrée sur le pôle marseillais.
Chapitre II
Réseaux castraux et ecclésiaux : la formation d’espaces intermédiaires au sein du comitatus Massiliensis
En parallèle, les structures internes du comitatus Massiliensis évoluèrent, permettant l’hégémonie vicomtale en même temps qu’elles la renforçaient. La première vague castrale est symptomatique de ce processus : ce phénomène de militarisation des domaines à l’échelle des terroirs répondait à la volonté des seigneurs de matérialiser leur domination sur les hommes et la terre, sans qu’aucune autorité supérieure ne vînt en ordonner la répartition. Toutefois, les conditions matérielles nécessaires à l’érection du plus modeste édifice fortifié venaient fournir une forme de logique dans l’émergence de ce que l’on peut considérer comme des espaces intermédiaires de la domination vicomtale, puisque très vite, le castrum ne désigna plus qu’une entité domaniale. Le réseau des castra vint achever le démembrement des grands domaines carolingiens et doter le comitatus Massiliensis d’autant d’espaces intermédiaires polarisés par ces édifices, relais du condominium vicomtal.
Dans le même temps, l’implantation des moines de Saint-Victor sur de nombreux domaines aristocratiques, au premier rang desquels ceux des vicomtes, accentua ce processus de polarisation et de densification de l’espace marseillais, aboutissant à l’apparition, dans les sources, d’espaces intermédiaires objectifs (que l’historien peut définir par opposition aux espaces subjectifs, vécus par les contemporains), dessinés par le couple cella-castrum. Systématiquement possessionnés en parts de seigneuries, les victorins durent gérer, en bonne intelligence avec les élites laïques, un très vaste réseau foncier qu’ils organisèrent autour des églises et des prieurés qu’ils y fondèrent. Ils anticipaient ou accompagnaient la militarisation des terroirs, renforçant la logique de polarisation de l’espace utile autour d’édifices centraux. On observe ainsi la densification de l’occupation de l’espace marseillais à travers l’émergence de nombreux pôles ecclésiaux.
Les sources laissent entrevoir le fait qu’une forme de hiérarchisation de ces espaces était à l’œuvre à travers l’implantation de castra principaux, souvenirs des grands domaines, et leur sacralisation par l’association d’une cella victorine. Cette hiérarchisation était encore embryonnaire et reste globalement informelle. Toutefois, elle participe du processus de recomposition des structures internes de l’espace marseillais qu’elle tend à rationaliser.
Chapitre III
Entre inecclesiamento et incastellamento, la naissance des territoires locaux
Ces transformations macroscopiques de la région marseillaise reposent sur le processus d’individualisation des terroirs, dont la formalisation progressive enracina les dominations seigneuriales et ecclésiales dans ces espaces locaux. Cela se traduisit d’abord par le phénomène d’inecclesiamento tel que l’a décrit Michel Lauwers et que l’on retrouve à l’œuvre entre 950 et 1070 à travers la réfection de nombreux sanctuaires ruraux à l’initiative de l’Église de Marseille et de l’abbaye de Saint-Victor, parfois épaulées par les vicomtes eux-mêmes. Par ailleurs, la reprise en main des églises rurales par l’Église ou leur donation à Saint-Victor renforça la concentration de toutes les fonctions spirituelles au sein d’un lieu de culte à l’échelle du terroir.
En parallèle, la greffe castrale vint souligner et confirmer ce processus, les castra s’implantant au sein de bassins de peuplement pré-existant, dont l’habitat était déjà polarisé par un édifice religieux. C’est à la suite de ce double phénomène d’enracinement des dominations à l’échelle locale que s’imposa la localisation des biens in castro, première formalisation sous la plume des moines des territoires au sens d’espaces vécus. L’implantation du castrum, lorsqu’elle était pérenne, vint clore le processus de réorganisation des peuplements, fabriquant ainsi le terroir.
Dans le même temps, et en relation avec ces deux phénomènes, le sens du terme territorium se précisa dans les sources, le dotant d’une véritable signification territoriale. À Marseille, cette évolution est précoce, s’imposant dès la première moitié du xie siècle. Les élites s’adaptaient de la sorte aux transformations profondes de leur environnement social à l’échelle locale ; en même temps, elles dotaient d’un sens institutionnel un phénomène informel et spontané qui n’en modifiait pas moins l’exercice de leur domination.
Deuxième partie
La fabrique des territoires marseillais (1070-1215)
Chapitre premier
De l’indépendance à la concurrence, l’éclatement du condominium guillelmide
À partir des années 1070, la radicalisation de la réforme de l’Église vint remettre en cause les structures spatiales du siècle précédent en faisant voler en éclat le condominium guillelmide et en poussant chacun des trois honores à entrer en concurrence avec les autres pour maintenir ou obtenir une domination propre. Le sanctuaire victorin se défit le premier de l’influence de la famille vicomtale en obtenant du pape l’immunité de ses biens et l’indépendance de ses abbés. Ce n’est qu’au milieu du xiie siècle que les abbés de Saint-Victor parvinrent à faire respecter ce nouveau statut par l’aristocratie marseillaise, y perdant le soutien et la générosité de cette dernière. Toutefois, la congrégation victorine en retira une identité culturelle et administrative, institutionnalisant sa domination sur l’ensemble de ses dépendances, de sorte à constituer une Ecclesia à part entière. En 1072, à la suite du décès de Pons II, l’épiscopat échappa aux vicomtes.
Il fallut attendre la fin du xiie siècle pour que les tensions entre les vicomtes et l’évêque finissent par s’apaiser et que soit reconnue à ce dernier une seigneurie urbaine indépendante. L’évêque les concurrençait désormais au sein même de l’espace urbain et entendait faire valoir les droits de son Église sur certaines parts de la vicomté, avec l’appui des comtes barcelonais et du pape.
En réaction, les vicomtes de Marseille maintinrent leur légitimité spirituelle en tissant des liens avec les nouveaux ordres religieux (les chartreux et les ordres militaires) et contournèrent les velléités d’indépendance de l’évêque en soutenant le chapitre cathédral dans sa quête d’autonomie, préservant ainsi leur influence sur l’Église de Marseille. Par ailleurs, ils adoptèrent un nouveau mode de gestion de leurs biens : à la mort des frères Uc Jaufre Ier et Pons de Peynier (respectivement en 1110 et 1122), la lignée issue du premier se replia sur les possessions patrimoniales de Trets et de Toulon tandis que les descendants du second prirent en charge la vicomté. Il en découla une forme de rationalisation de la domination vicomtale, une simplification des règles de succession, et un début d’administration dans la ville vicomtale, autour de la gestion du port.
Chapitre II
La prise de conscience territoriale des dominations, entre appropriation de l’espace et encellulement des populations
Durant le siècle et demi de compétition qui opposa les détenteurs des honores marseillais, on vit s’opérer une rationalisation de la répartition des dominations dans l’espace : la séparation stricte des sphères spirituelle et temporelle imposait de trouver un équilibre entre les revendications de chacun sur les domaines autrefois gérés en indivision sous le condominium guillelmide. De conflit en compromis, on échangea les parts de seigneuries de sorte à constituer des blocs domaniaux relativement hermétiques à l’influence des dominations concurrentes. Les différents acteurs de la domination sur la région marseillaise prirent progressivement conscience de la dimension spatiale de leurs sphères d’influence et cherchèrent ainsi à les protéger.
En parallèle, le réseau paroissial et le maillage castral se resserrèrent, à la fois cause et conséquence de l’agglomération du peuplement au sein du village. Ce long xiie siècle vit une nouvelle vague de constructions castrales qui épousa encore davantage les pôles de peuplement, rapprochant la domination seigneuriale de ses sujets pour mieux contrôler leurs activités. De la même manière, on assista à la généralisation et à la densification du réseau paroissial à partir du pôle urbain. Les dominations laïques et ecclésiales s’appropriaient de la sorte les espaces locaux qu’elles territorialisaient progressivement à leur profit. La convergence de ces processus entraîna l’encellulement des pratiques sociales au sein du terroir. L’espace exploité par les habitants du village et de ses alentours s’identifiait de plus en plus intimement avec le fait de faire communauté, puisque la majorité des activités humaines s’y concentraient. Ainsi, à la fin du xiie siècle émergèrent les premières communautés d’habitants qui avaient au cœur de leur identité collective l’exploitation et le contrôle du terroir. Le terroir se faisait territoire dans les trois acceptions du terme.
Chapitre III
Hiérarchisation et articulation des espaces politiques : les dominations territorialisées ?
À partir de la seconde moitié du xiie siècle, la région marseillaise connut un mouvement de formalisation des espaces de domination des trois honores, qui cherchèrent à articuler à leur profit les cellules de peuplement à travers les territoria castrorum ou les paroisses. Bien évidemment, c’est du côté de l’Église de Marseille que ce mouvement de territorialisation des dominations fut le plus abouti, puisque, dès le début du xiiie siècle, l’institution paroissiale fut généralisée à l’ensemble de la région marseillaise et toutes les paroisses agrégées et articulées au sein du diocèse, conçu comme l’espace de la juridiction exclusive de l’évêque.
Un processus similaire, mais bien plus lent et ponctuel, toucha les dominations seigneuriales, qu’elles fussent ecclésiastiques ou laïques. Les premières, grâce à la culture administrative et au statut immuniste de l’Église acquis depuis la réforme grégorienne, étaient bien mieux articulées, hiérarchisées et formalisées, donnant l’impression de territoires en archipel. Mais il faut souligner l’existence d’un processus similaire au sein de l’aristocratie, famille vicomtale en tête, qui cherchait de plus en plus à organiser son patrimoine foncier éparpillé autour des castra les plus importants ou encore à résoudre les problèmes successoraux par des partages de seigneuries selon des logiques territoriales.
Et, au carrefour de ces deux processus, apparut, sur les ruines de la vicomté, la commune de Marseille. Dès la fin du xiie siècle, la domination vicomtale prit des aspects de plus en plus institutionnels, ne serait-ce que pour maximiser les revenus de la vicomté, atteints par l’érection de la seigneurie épiscopale. Face à la menace du partage de la vicomté entre une pluralité d’acteurs, les Marseillais formèrent une confrérie qui s’attacha à reconstituer sous sa domination l’honor dispersé. En quelques années, la confrérie se mua en gouvernement communal et capitalisa à la fois sur les structures du peuplement qui avaient rapproché Marseille de son bassin d’approvisionnement, sur un ensemble de pratiques à l’origine d’une conscience collective marseillaise et surtout sur près de trois cents ans passés sous une même domination pour s’ériger en véritable territoire civique.
Conclusion
Au terme de ces trois cents années de territorialisation, la région marseillaise passa d’une unité spatiale conférée par l’existence d’une domination conjointe des trois honores urbains à un éparpillement des structures territoriales, dont la nature hétérogène facilitait la superposition. Pour autant, elle y gagna en cohérence et en consistance de sorte à former une entité historique à part entière, au moins sous la forme du diocèse ou de la commune.
Le condominium guillelmide du xie siècle fut le véritable aiguillon des évolutions territoriales postérieures dans la mesure où il offrit les conditions de l’enracinement des différentes dominations dans l’espace marseillais, autant du fait de la gestion commune du comitatus par les vicomtes, l’évêque et les moines que par les discrètes évolutions des structures de peuplement qu’il a renforcées et canalisées. Il n’en portait pas moins dans son essence une dislocation que la radicalisation de la réforme de l’Église ne fit que hâter. Au xiie siècle, c’est cette même Église, à travers la seigneurie immuniste de Saint-Victor et le déploiement d’une juridiction épiscopale indépendante, qui porta le mouvement d’élaboration de formes de contrôle de l’espace toujours plus abstraites et institutionnelles.
Toutefois, cette éminence du rôle de l’Église ne doit pas masquer la part que prirent dans ce processus les acteurs laïques, qu’ils en fussent conscients ou non. Dans leur opposition acharnée aux principes grégoriens, ils étoffèrent leur arsenal de domination sur les hommes et la terre, développant, plus lentement, moins volontairement, des formes territorialisées de gestion de leurs seigneuries. Enfin, muets et invisibles, les dominés, qu’importe leur degré de liberté, n’en pesèrent pas moins sur les transformations des structures spatiales de la société médiévale. C’est bien leur recherche d’une organisation du peuplement toujours plus efficace et à même de garantir leur survie qui soutint en profondeur les processus territoriaux. Surtout, il faut insister sur leur capacité à s’approprier les formes territoriales imposées par les dominants et à en tirer une certaine agentivité.
Annexes
Cartes. — Tableaux. — Pièces justificatives. — Éditions des délimitations des villes épiscopales et vicomtales de Marseille (1219 et 1229) et de l’accord entre l’Église de Marseille et le couvent Saint-Pons (1204).