Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Les disputes quodlibétiques dans les nouvelles universités de la fin du Moyen Âge
- Chapitre premier
- Les universités d’Europe centrale
- Chapitre II
- Les disputes quodlibétiques dans les universités d’Europe centrale
- Deuxième partie
- La pré-réforme en Bohême : les hussites, le hussitisme
- Chapitre premier
- Le rôle de Jean Wyclif
- Chapitre II
- Le wycliffisme en Bohême
- Troisième partie
- Les controverses eucharistiques dans les questions quodlibétiques en Europe centrale
- Chapitre premier
- Les controverses eucharistiques de Béranger de Tours à Jean Wyclif
- Chapitre II
- La doctrine de l’Eucharistie chez Wyclif
- Chapitre III
- La situation en Bohême
- Chapitre IV
- Le Liber de causis et l’Eucharistie
- Chapitre V
- Les controverses eucharistiques, le Liber de causis et les questions de quolibet de Prague
- Conclusion
- Annexes
Introduction
En dépit de l’importance de ce genre universitaire, l’étude des disputes quodlibétiques de la fin du Moyen Âge demeure encore un parent pauvre de l’histoire des universités et de la circulation des idées. Organisées par les théologiens aux xiiie-xiVe siècles et par les maîtres ès arts (philosophes) aux xiVe et xVe siècles, ces disputes représentèrent les cérémonies les plus importantes de l’année universitaire. Dans un premier temps, elles constituèrent des occasions uniques d’admirer les maîtres les plus brillants de l’époque s’exposer au feu des questions posées spontanément par une audience hétéroclite et exaltée. Transférés dans les facultés des arts de l’Europe centrale à la fin du Moyen Âge, les quodlibets se transformèrent en des marathons de joutes dialectiques, très règlementées, où le maître qui présidait la dispute (quodlibetarius) n’était plus celui à qui on posait des questions sur des sujets variés, mais celui qui composait des dizaines de questions pour les membres du public.
Les quodlibets sont importants car ils témoignent non seulement d’une activité intellectuelle pratiquée dans les jeunes institutions universitaires du Moyen Âge, mais ils représentent aussi la preuve d’une performance magistrale unique, ainsi qu’une mine d’informations reflétant les différents sujets discutés à un certain moment. En règle générale, les quodlibets constituent de précieux témoignages de divers événements déterminants de l’époque, par exemple la condamnation de certaines doctrines philosophiques (l’éternité du monde, l’unité de l’intellect), des procès célèbres (les templiers), des querelles et controverses religieuses (le Grand Schisme), etc.
Nous nous intéressons dans ce travail aux disputes de quolibet dans le cadre de la Bohême du xVe siècle, berceau de la pré-Réforme. Les préoccupations du mouvement réformateur hussite, les discussions sur le sacrement eucharistique, sur les abus de l’Église, ainsi que d’autres sujets sont reproduits lors des cérémonies quodlibétiques. Actuellement, il subsiste nombre d’informations sur les disputes de la période c. 1395-1417, mais la vue d’ensemble est encore loin d’être constituée. À l’exception de la dispute de Jan Hus (1411), les autres sont connues de manière fragmentaire. Le dernier quodlibet organisé à l’Université de Prague eut lieu en 1417, deux ans avant l’éclatement des guerres hussites (1419-1434).
Ce travail se propose à la fois d’illustrer l’évolution du phénomène quodlibétique dans les universités médiévales d’Europe centrale (Prague, Erfurt, Vienne, Heidelberg, Leipzig) en comparaison de son développement bien connu en Occident, et d’éclaircir quelques-unes des questions de quolibet pragoises traitant de l’Eucharistie.
Sources
Les six manuscrits utilisés pour établir l’édition critique de douze questions de quolibet ont été consultés d’après des microfilms et des photographies numériques : Ms. Leipzig, Universitätsbibliothek 1435 ; Ms. Praha, Knihovna Metropolitní kapituly L27 ; Ms. Praha, Knihovna Metropolitní kapituly L45 ; Ms. Praha, Knihovna Národního muzea V C 42 (en ligne) ; Ms. Praha, Knihovna universitní X H 18 (en ligne) ; Ms. Praha, Knihovna universitní V H 13 (en ligne).
Première partie
Les disputes quodlibétiques dans les nouvelles universités de la fin du Moyen Âge
Chapitre premier
Les universités d’Europe centrale
Les nouvelles universités fondées à la fin du Moyen Âge sur le territoire de l’Europe centrale ont une histoire relativement différente des premières universités. Jusqu’au milieu du xive siècle, le Saint-Empire germanique ne fut pas en mesure de se développer culturellement, en raison de l’hostilité de la bourgeoisie indigène, méfiante à l’idée d’une augmentation du niveau d’alphabétisation du peuple. Un grand changement eut lieu avec la création de l’Université de Prague, en 1348, par l’empereur Charles IV de Luxembourg. Avec vingt-trois fondations entre 1350 et 1500, l’Empire germanique connut un essor sans précédent dans l’histoire universitaire. Les nouvelles institutions furent assistées, tant dans leur fondation que dans leur fonctionnement, par les autorités séculières (la municipalité, le roi ou le prince), la dépendance de la curie romaine étant insignifiante. Toutefois, le Grand Schisme joua également un rôle dans l’expansion des écoles dans la région d’Europe centrale. Soucieux de s’attirer des partisans, les papes et les antipapes se montraient désormais davantage disposés à accorder aux souverains la permission d’établir une université.
L’université « allemande » représente (d’après l’historien Rainer Christoph Schwinges) le troisième modèle universitaire médiéval, à côté de Paris (universitas magistrorum) et de Bologne (universitas scholarium). Ce nouveau modèle se caractérise par la structure en quatre facultés (arts, médecine, droit et théologie), la perte du caractère supranational (au profit d’une « nationalisation » des universités), la forte dépendance envers les puissances séculières et une vocation d’ordre pratique, c’est-à-dire la création et la formation d’une élite intellectuelle locale et du futur personnel administratif dans la région où l’université était implantée. Quant aux aspects relevant du fonctionnement interne de l’institution (statuts, professeurs, curriculum universitaires, collèges, etc.), les universités allemandes étaient très similaires à leurs homologues des siècles précédents. Sur le plan doctrinal, les universités de la fin du Moyen Âge témoignent toujours de la même effervescence. En philosophie, la querelle des universaux, opposant les réalistes et les nominalistes, connut un nouvel épisode significatif, surtout à Prague, où le réalisme fut tout particulièrement influent en raison de l’adoption par les maîtres tchèques des enseignements du théologien anglais Jean Wyclif.
Chapitre II
Les disputes quodlibétiques dans les universités d’Europe centrale
L’évolution des disputes quodlibétiques de la fin du Moyen Âge est manifeste lorsqu’on envisage leurs origines. L’enquête de ce chapitre s’ouvre par un rappel des définitions des termes « dispute » (disputatio) et « quodlibet » (repris du pronom neutre latin quodlibet), ainsi que par un survol des différentes recherches essentielles portant sur le genre littéraire quodlibétique (P. Glorieux, J. F. Wippel, O. Weijers, B. Bazàn). Représentant une méthode de l’enseignement médiéval, à côté de la lectio et de la questio, la disputatio était utilisée dans les universités médiévales afin d’inculquer aux étudiants une bonne maîtrise de la technique dialectique (disputatio ordinaria). Les examens pour l’obtention de différents grades étaient également conçus sous la forme d’un débat. En revanche, la dispute de quolibet, nommée aussi disputatio extraordinaria, représentait un événement fastueux, qui naquit à la faculté de théologie de Paris (première moitié du xve siècle) et qui avait lieu deux fois par an (avant Noël et avant Pâques). La règle exigeait qu’un maître s’y engage volontairement ; il était ensuite soumis au feu de questions diverses (de quolibet) posées par l’audience (a quolibet). Bien évidemment, les acteurs principaux de ces disputes étaient toujours des théologiens possédant une culture et une virtuosité intellectuelle tout à fait exceptionnelles.
Après l’âge d’or, entre c. 1260 et c. 1320, le prestige du quodlibet théologique commence à s’estomper. Quelques témoignages de disputes quodlibétiques subsistent à la faculté des arts de Paris et même hors des universités, mais leurs pratiques demeurent globalement méconnues. En revanche, le genre fut renouvelé grâce à son transfert dans les universités nouvellement fondées en Europe centrale. Dans ce contexte neuf, l’exclusivité de son organisation revenait aux facultés des arts. Son plan originel subit également un certain nombre de modifications. Ainsi, le maître censé organiser n’était plus le seul acteur principal du débat, puisqu’il lui incombait désormais la tâche de composer des dizaines de questions pour les maîtres qui allaient assister à la dispute. L’événement gagne également en solennité et en longueur : le quodlibetarius devait prononcer un discours au début et à la fin du quodlibet ; après l’inauguration de l’événement, il présentait la solution de sa question (nommée questio principalis), après quoi il discutait avec les autres maîtres des questions qui leur avaient été assignées. Cette cérémonie pouvait durer plusieurs jours (parfois plusieurs semaines).
Après avoir présenté une vue d’ensemble sur les disputes quodlibétiques parisiennes (théologiques et philosophiques), sur les disputes hors des universités et une analyse détaillée (selon les informations présentes dans les statuts) du déroulement des quodlibets dans cinq universités d’Europe centrale (Prague, Erfurt, Heidelberg, Vienne et Leipzig), ce chapitre se clôt par une comparaison entre les quodlibets parisiens et ceux d’Europe centrale.
Deuxième partie
La pré-réforme en Bohême : les hussites, le hussitisme
Chapitre premier
Le rôle de Jean Wyclif
Dans le but d’introduire le personnage qui a joué un rôle clé dans le mouvement réformateur pragois, ce chapitre propose tout d’abord une brève biographie de Jean Wyclif, accompagnée d’une présentation succincte de ses écrits et de ses doctrines majeures : sa vision sur l’Église, la doctrine du dominium et la rémanence (sur l’Eucharistie).
Sont exposés ensuite les canaux par lesquels les idées présentes dans les œuvres de Wyclif ont pu être diffusées en Bohême. Une brève présentation historiographique sur le sujet de la pénétration des idées de Wyclif en Bohême figure également dans le présent chapitre.
Chapitre II
Le wycliffisme en Bohême
Le wycliffisme est abordé sous trois angles : en premier lieu, l’étude de la période des précurseurs du mouvement hussite, alors que Wyclif ne joue pratiquement aucun rôle ; ensuite, les différents types de wycliffisme (les différentes interprétations des doctrines de Wyclif données par les sectes hussites) ; enfin, les réactions contre l’influence de Wyclif en Bohême.
Les précurseurs de la pré-Réforme ont réagi indépendamment de l’influence des idées de Wyclif. Des prédicateurs non-tchèques, Conrad de Waldhauser et Jan Milíč de Kromĕříž, furent les premiers à critiquer les mœurs de l’Église sur le territoire de la Bohême pendant la deuxième moitié du xive siècle. Matthias de Janov, disciple de Milíč, composa les Regulae Veteris et Novi Testamenti, dont le contenu est largement redevable à Milíč et où il discute amplement de la question de l’Eucharistie. En établissant un pont entre les enseignements moralisateurs des précurseurs de la pré-Réforme et les préoccupations plus variées des réformateurs pré-hussites (Stanislas de Znojmo, Stéphane de Páleč) et des hussites, on note que Matthias joua un rôle clé dans la consolidation du mouvement réformateur tchèque. Loin de contester la transsubstantiation ou de songer à la communion sous les deux espèces, Jan Milíč et Matthias de Janov militèrent uniquement pour le rétablissement d’un communion fréquente (voire quotidienne), propre aux temps apostoliques, et pour une moralisation des membres de l’Église.
Le problème du wycliffisme ou des wycliffismes est ensuite examiné. Wyclif a indiscutablement influencé la réforme tchèque, mais son autorité ne fut pas homogène. Sont décrits ici les divers degrés d’influence des doctrines du doctor evangelicus sur Hus et ses adeptes, de même que sur les membres des sectes hussites, qui commencent à prendre forme à partir de la fin des années 1410 : le taboritisme, les pikarts, les adamites, l’Unitas fratrum, etc. Le terme « wycliffiste » (lat. wycliffistae, wycliffitae ou hussones) commence à être employé après la mise au feu des livres du théologien d’Oxford, en juin 1410, en désignant d’abord les maîtres ès arts hussites.
Enfin, sont étudiées les réactions anti-wycliffistes : en premier lieu, les interdictions papales et épiscopales, les procès intentés à Jan Hus, la condamnation au feu des traités de Wyclif ; ensuite, l’hostilité des hussites conservateurs (et, plus tard, ultra-conservateurs) envers certaines interprétations abusives attribuées aux doctrines de Wyclif par les taborites et les autres sectes hérétiques détachées du hussitisme initial.
Troisième partie
Les controverses eucharistiques dans les questions quodlibétiques en Europe centrale
Chapitre premier
Les controverses eucharistiques de Béranger de Tours à Jean Wyclif
Les explications du miracle eucharistique firent couler beaucoup d’encre à l’époque médiévale. Après la rédaction du fameux livre des Sentences de Pierre Lombard (c. 1146), et le quatrième Concile de Latran (1215), l’Eucharistie et la transsubstantiation furent des sujets abordés par les plus grands intellectuels du Moyen Âge. Les diverses interprétations de ces derniers avaient fini par ébranler la stabilité des dogmes chrétiens et ouvrir la porte au protestantisme. Afin de procéder à l’examen des controverses eucharistiques en Bohême et de leur traitement dans les questions quodlibétiques, il convient de revenir au xie siècle, lors du premier conflit officiel sur l’Eucharistie. Béranger de Tours fut le premier à contester que la présence du Christ dans l’hostie était charnelle (corporaliter) et que son Corps était identique à celui existant au paradis. Stimulé par cette polémique, Lanfranc du Bec répliqua avec une explication de la conversion du pain dans le Corps du Christ à l’aide des catégories logiques issues de la philosophie d’Aristote. Sa version, qui soutient qu’une substance peut être convertie en une autre, sans que l’on remarque une modification des accidents de la première, préparait déjà le terrain à la future doctrine de la transsubstantiation, rendue officielle dans les canons du Concile de Latran IV.
Cette doctrine fut commentée de manière exhaustive par les théologiens des xiie siècle (Hugues de Saint-Victor), xiiie siècle (Alexandre de Halès, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Duns Scot, etc.) et xive siècle (Guillaume d’Ockham, Jean Wyclif, etc.), notamment dans les commentaires au quatrième livre des Sentences, traitant des sacrements.
Chapitre II
La doctrine de l’Eucharistie chez Wyclif
Dans ce chapitre, il est montré comment la philosophie réaliste et les convictions théologiques de Wyclif convergent afin d’engendrer sa doctrine rémanentiste. Celle-ci soutient que dans le sacrement de l’autel, la substance du pain et du vin coexiste avec la substance du Corps et du Sang du Christ. Nous décrivons les nombreuses attaques de Wyclif contre la transsubstantiation, doctrine qui admet la séparabilité des accidents de leur substance et la disparition de la substance du pain lors de la consécration (que Wyclif considère comme étant un anéantissement). Suit une brève esquisse de la postérité de la rémanence au xvie siècle, lors de la Réforme protestante, et des points communs des critiques de Jean Wyclif et de Martin Luther à propos de la transsubstantiation.
Chapitre III
La situation en Bohême
L’Eucharistie a été un sujet fort discuté en Bohême tout au long de la pré-Réforme. Grâce aux efforts de Jan Milíč de Kromĕříž, Matthias de Janov et Jakoubek de Stribro, la communion fréquente sous les deux espèces (sub utraque speciei), pain et vin, devint, petit à petit, permise aux fidèles de la Bohême. Néanmoins, la victoire de l’introduction officielle de l’utraquisme (1414) fut bientôt assombrie par des conflits intenses entre les représentants hussites plus radicaux, qui militaient pour la réintroduction de la communion des enfants, et les conservateurs, sceptiques quant au trop grand éloignement par rapport à la doctrine catholique officielle. Les différentes assemblées vouées à réconcilier les vues des deux partis finirent par échouer et, en 1419, les guerres hussites éclatèrent. Ce chapitre expose aussi les particularités doctrinales relatives à l’Eucharistie chez les hussites conservateurs et dans les sectes hussites radicales : l’utraquisme, la conception des taborites (favorisant une version de la rémanence) et celle des autres sectes, notamment les pikarts et les adamites, qui sont allés jusqu’à contester la présence du Christ dans l’hostie consacrée.
Chapitre IV
Le Liber de causis et l’Eucharistie
Pour des soucis de clarté, ce chapitre est organisé en trois sections. La première présente une courte synthèse destinée à présenter le traité Liber de causis (son origine, sa traduction de l’arabe en latin, les doctrines et la tradition des commentaires au De causis). La deuxième est quant à elle consacrée au rôle joué par la première proposition du Liber de causis dans l’explication du miracle eucharistique de Thomas d’Aquin. Dans la troisième, enfin, il est question de la réaction critique de Siger de Brabant, maître ès arts à l’Université de Paris, quant à l’utilisation faite du Livre des causes par Thomas pour soutenir son interprétation de la transsubstantiation.
Entre 1150 et approximativement 1270, l’Occident hérite de l’ensemble des textes aristotéliciens, ce qui représente un tournant très important dans l’évolution des savoirs occidentaux et de la théologie. Le traité Liber de causis fut composé à Baghdad, au ixe siècle, par un compilateur arabe du cercle du philosophe Al-Kindi. Il représente une réinterprétation de la philosophie grecque néoplatonicienne (d’inspiration proclusienne et plotinienne) dans une optique islamique. Construit sous la forme de trente et un axiomes, présentant chacun des commentaires, l’opuscule traite de la primauté de la cause universelle par rapport aux causes suprasensibles, de l’Intellect premier, de l’Âme, de la connaissance de la cause première par l’intellect humain, etc. Malgré ses origines arabes, le Liber fut souvent considéré par les intellectuels médiévaux d’Occident comme un appendice de la Métaphysique d’Aristote. Parmi les commentateurs notoires de l’opuscule, on dénombre Roger Bacon, Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Gilles de Rome, Siger de Brabant, Ps. Henri de Gand.
Le Liber de causis fut une autorité employée dans la doctrine eucharistique de Thomas d’Aquin. Voulant expliquer à tout prix la conversion substantielle par la transsubstantiation, le dominicain s’appliqua à démontrer que ce dogme était compatible avec la philosophie et, dans ce sens, il n’hésita pas à avoir recours à des sources arabes, comme la Métaphysique d’Avicenne et le Liber de causis. Il modifie sensiblement la définition aristotélicienne de l’accident et soutient que, dans la transsubstantiation, la quantité joue le rôle de substance afin de maintenir tous les autres accidents. Ainsi, les accidents du pain, inhérents à la quantité, sont maintenus ensemble par une action miraculeuse de Dieu (miraculose). C’est à ce point qu’il fait appel au Liber : lorsque l’opération de la cause secondaire (la substance) cesse sur son effet (l’accident), l’opération de la cause première (Dieu) ne cesse pas et peut conserver cet effet en l’absence de l’action de sa cause immédiate (sa propre cause).
L’interprétation donnée par Thomas à la première proposition du Livre des causes et son utilisation dans la justification de la transsubstantiation furent âprement critiquées par Siger de Brabant, maître ès arts à l’Université de Paris.
Dans ses Questiones super Librum de causis, il démontre, en citant Averroès, l’impossibilité de la cause première de se passer des actions des causes secondes. La raison est la suivante : si l’on ôtait aux causes secondes leurs propres actions, elles ne rempliraient pas la fonction pour laquelle elles ont été conçues, donc leur existence serait vaine. Par cette herméneutique du texte novatrice, Siger forge un nouveau type d’interrogation sur la première proposition du Liber (productio sine secundaria), qui connut une grande fortune dès la fin du xiiie siècle jusqu’au xve siècle.
Chapitre V
Les controverses eucharistiques, le Liber de causis et les questions de quolibet de Prague
La tradition exégétique du Liber de causis en Europe centrale est demeurée méconnue jusqu’en 2016. À cette date sont parus deux volumes consacrés à ce thème (D. Calma, Neoplatonism in the Middle Ages New Commentaries on ‘Liber de Causis’ and ‘Elementatio Theologica’). La plupart des textes commentant le Liber de causis présentés dans cette publication datent du xve siècle et proviennent de l’Empire romain germanique et de la Pologne. Dans l’état des recherches actuelles, la fortune du Liber en Bohême se retrouve surtout dans les questions quodlibétiques présentes dans les « manuels » des maîtres quodlibetarii (dont font partie également les douze questions éditées dans cette thèse). Ces manuels reflètent l’organisation préliminaire élaborée par le maître chargé de la préparation du quodlibet : discours d’inauguration et de clôture, question principale et questions destinées aux maîtres, accompagnées de paragraphes contra concedentem et contra negantem. Ces derniers présentaient des arguments pro et contra la thèse formulée dans la question et avaient la fonction d’aider le quodlibetarius à débattre, avec chacun des maîtres du public, le sujet de leur question, en l’admettant ou en l’infirmant. Par conséquent, ces paragraphes ne représentaient pas des determinationes proprement dites, prononcées pendant la dispute, mais une série d’arguments préparés avant l’événement, qui n’ont pas forcément de cohérence interne. D’ailleurs, au vu du rôle qu’ils jouaient dans la discussion, ces arguments ont souvent circulé d’un quodlibet à un autre, sans subir aucune modification. Dans ce chapitre, il est démontré, à l’aide d’exemples précis, l’important degré de compilation des écrits préparatoires aux disputes quodlibétiques de Prague. Outre la tradition déjà connue des commentaires au De causis, nous avons découvert un corpus de douze questions, provenant des disputes de quolibet de Jean Arsen de Langenfeld (c. 1400), Matthias de Knin (1409), Simon de Tisnov (1416) et Procope de Kladruby (1417). Le point commun de ces textes réside dans la mention du De causis en connexion avec les thèmes de la production sine causis secundariis, de la nécessité de l’existence des causes secondaires, de la séparabilité des accidents de leur sujet, de la définition de l’inhérence ou de la puissance active de Dieu (potentia activa Dei ad extra). Ces thématiques représentent un écho à la tradition exégétique relative au Liber, forgée par Siger de Brabant. Les textes pragois témoignent des diverses interprétations des maîtres tchèques à ce sujet, en fonction de leur adhésion à un certain courant philosophique (le réalisme ou le nominalisme) ou à une certaine vision théologique (partisan ou rival de la transsubstantiation).
Conclusion
Les débats eucharistiques qui résonnent en Bohême dans la première moitié du xve siècle représentent un chapitre d’une importance majeure dans l’histoire de la philosophie médiévale. Ils se différencient des débats occidentaux des xiiie-xive siècles par un contexte historique différent, par les sources employées, de même que par leur densité intellectuelle. Ainsi, les hussites s’inspirent de l’héritage laissé par leurs précurseurs (Jan Milíč de Kromĕříž et Matthias de Janov), qui luttèrent pour que la communion soit accessible à tous les fidèles aussi fréquemment qu’ils le souhaitaient. Ils proposent qu’elle soit offerte, aux laïcs comme au clergé, sous les deux espèces (pain et vin), conformément aux coutumes de l’Église apostolique. Par la suite, le mouvement hussite se voit scindé en plusieurs partis du fait des revendications concernant la communion des enfants, et d’une adhésion de certains réformateurs à la doctrine wycliffite de la rémanence (Matthias de Knin, Jakoubek de Stribro). Les tensions transparaissent indiscutablement à travers les sujets abordés lors des quodlibets organisés à Prague.
Cette étude repose sur la recherche de textes inédits, et a été entreprise dans le but de répondre aux questions suivantes : trouve-t-on dans ces quodlibets des questions consacrées au thème de l’Eucharistie ? Y a-t-il dans les arguments des quodlibetarii des renvois au Liber de causis ou aux exégèses thomasienne ou sigérienne ? Peut-on déduire de ces textes une perdurance de la polémique Siger-Thomas, déplacée dans l’espace universitaire pragois au sujet de la transsubstantiation ?
Une analyse approfondie des douze textes édités, provenant des disputes organisées sur une période de dix-sept ans (c. 1400-1417) et produites par différents maîtres (soit wycliffites, soit catholiques), atteste en effet un déplacement de l’exégèse sigérienne à Prague. Celle-ci est par ailleurs souvent doublée d’un intérêt pour des questions liées à l’Eucharistie. Toutefois, les arguments préparés, voire copiés, par le quodlibetarius, qui ont très souvent circulé d’un quodlibet à un autre, ne représentent pas des pistes complètement fiables et n’offrent qu’une vue partielle du problème. Les solutions des maîtres aux questions qui leur furent attribuées ne semblent malheureusement pas avoir subsisté. Dans le corpus présenté, seule la determinatio du maître wycliffite Simon de Tisnov est éditée en tant que réponse à la question qui lui a été assignée lors du quodlibet du catholique Procope de Kladruby. Dans cette optique, le présent travail offre une perspective intéressante pour de futures recherches concernant les controverses eucharistiques dans les universités d’Europe centrale.
Annexes
Transcription des statuts des facultés des arts concernant la règlementation des disputes de quolibet. — Édition d’un corpus de douze questions quodlibétiques provenant des disputes organisées à Prague au xve siècle, précédée de six fiches des manuscrits. — Index nominum.