Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Produire de la bière à Paris au xviiie siècle
- Chapitre premier
- La fabrication de la bière
- Chapitre II
- Des bâtiments qui s’adaptent aux contraintes du métier
- Chapitre III
- Une production transparente et exclusivement dédiée à la bière ?
- Deuxième partie
- Les structures économiques et professionnelles du commerce de la bière à Paris
- Chapitre premier
- Cadre réglementaire de la brasserie parisienne
- Chapitre II
- Commerce et consommation de bière
- Chapitre III
- L’existence mouvementée de la communauté des maîtres et marchands brasseurs au xviiie siècle
- Troisième partie
- Richesse et sociabilité dans le monde des brasseurs parisiens
- Chapitre premier
- Diversité et disparités entre professionnels de la brasserie
- Chapitre II
- Apprentis et compagnons brasseurs
- Chapitre III
- Les femmes et la brasserie
- Conclusion
- Annexes
Introduction
À la fin du xviiie siècle, le Dictionnaire de l’industrie définit la bière comme une « espèce de vin de grain ». Cinquante ans plus tôt, le lieutenant général d’Abbeville est capable, dans un mémoire destiné au procureur général Joly de Fleury, de distinguer au moins trois types de bière en usage dans son ressort. L’utilisation du vocabulaire du vin par un ouvrage parisien semble prouver le peu de familiarité qu’entretient la capitale avec la consommation de bière. Dès lors, le fait d’y trouver une communauté prospère de brasseurs est un paradoxe que nous allons tenter de résoudre tout au long de notre étude.
Ce travail s’inscrit dans la lignée des ouvrages de Steven Kaplan, spécialiste des « corporations » parisiennes – le mot est peu utilisé à la fin de l’Ancien Régime – qui a considérablement renouvelé des problématiques jusque-là limitées par des considérations politiques et idéologiques1. En effet le « corporatisme », terme encore péjoratif de nos jours, a été fustigé par les historiens libéraux et parfois figé par une catégorisation sociale idéale et quelque peu théorique. Par ailleurs, le manque de monographies sur des communautés particulières ne permet pas de synthèse globale à l’échelle nationale. Porter un regard scientifique et renouvelé sur une organisation professionnelle fondamentale de l’Ancien Régime ainsi que poser un nouveau jalon pour une synthèse future de l’histoire des métiers sont donc deux autres buts de notre travail.
Les sources contemporaines soulignent le gouffre qui sépare à Paris la consommation de vin et de bière. Ainsi, 20 000 muids de bière – un muid représentant environ 268 litres – entreraient chaque année à Paris selon Antoine Lavoisier, contre 200 000 muids de vin. Legrand d’Aussy agrandit encore l’écart en donnant un rapport de 1 à 13 entre la consommation des deux boissons. Cet état de fait est dû à des facteurs culturels et religieux d’une part – la bière est alors la boisson des protestants – mais aussi frumentaires – de nombreuses régions répugnent à brasser un grain nécessaire à la fabrication de pain – et commerciaux – en 1663, la ville de Bordeaux interdit à tout brasseur de s’installer pour empêcher la concurrence avec le vin.
Pourtant, les brasseurs parisiens sont implantés depuis le xiiie siècle dans les faubourgs de Paris et constituent un groupe strictement encadré, assez riche et influent pour prendre une part importante dans les négociations fiscales qui ont lieu avec la royauté au début du siècle et dans les années 1730. Cette situation s’explique par plusieurs éléments qui font de la communauté une jurande (« corporation » ou « communauté de métiers ») à part : complexité du processus de fabrication et coût considérable de l’équipement nécessaire, structure et recrutement solidement contrôlés par les maîtres à la tête de la communauté, ou « jurés », public bien réel et très diversifié. La richesse générée par ce commerce entraîne des responsabilités nouvelles pour les maîtres et jurés, mais aussi des inégalités et des conflits, sur fond de sollicitations fiscales et de rapports de force avec la monarchie tout au long de la période.
1 Voir notamment Steven Kaplan, La fin des corporations, Paris, Fayard, 2001, XVI-740 p.
Sources
Notre source principale a été le Minutier central des notaires de Paris, conservé sur le site parisien des Archives nationales. Les inventaires après décès, contrats de mariage, ventes ou actes de succession constituent autant de documents précieux pour retracer la vie professionnelle, commerciale et familiale des artisans. Les dossiers de faillite conservés aux Archives de Paris ainsi que les livres de comptes associés ont constitué notre seconde source majeure. Ces deux corpus documentaires ont ensuite été complétés avec des archives de police (Châtelet), des autorités municipales (délibérations de la Ville de Paris) ou encore du pouvoir central (commission de contrôle des comptes des communautés d’arts et métiers, archives du procureur général Joly de Fleury) ; ces documents sont conservés aux Archives nationales pour les trois premiers et à la Bibliothèque nationale de France pour le dernier. Les sources imprimées, notamment l’Encyclopédie de Diderot et D’Alembert mais aussi un ouvrage pratique écrit par le brasseur Antoine-Joseph Santerre, nous ont été utiles pour décrire les opérations de fabrication de la bière. Les aspects réglementaires et législatifs sont quant à eux décrits dans le Traité de la police rédigé par le magistrat Nicolas Delamare.
Première partie
Produire de la bière à Paris au xviiie siècle
Chapitre premier
La fabrication de la bière
L’eau, l’orge, la levure et le houblon sont les ingrédients principaux qui entrent dans la fabrication de la bière. Un des enjeux du savoir-faire artisanal est de les choisir avec soin, selon le meilleur rapport qualité-prix possible. L’achat du grain fait l’objet de réglementations précises qui ne concernent pas seulement les brasseurs, mais aussi les boulangers, amidonniers et autres professions utilisant des céréales, afin d’éviter l’accaparement au détriment des particuliers et la concurrence entre les marchands de grains. D’autres additions peuvent être faites à la boisson, en fonction des recettes de chacun, pour améliorer son goût, sa conservation, ou lui procurer des propriétés supposées curatives : colle de poisson, coriandre, fruits rouges…
Les étapes de la fabrication à proprement parler ne diffèrent pas fondamentalement de celles qui sont encore en vigueur aujourd’hui, même si les technologies de réfrigération apparues au xixe siècle ont modifié et simplifié le processus. L’orge est d’abord mis à tremper puis séché – étape qui le transforme en malt. Les grains grillés sont ensuite moulus pour être mélangés avec de l’eau, bouillis, brassés avec le houblon puis mis à fermenter après l’adjonction de levure. Si les opérations sont correctement menées et le mélange resté sain – la fermentation à température ambiante entraîne un risque assez important d’aigrissement –, le brasseur peut entonner la bière obtenue puis la commercialiser.
Chapitre II
Des bâtiments qui s’adaptent aux contraintes du métier
Les sources notariées et quelques écrits théoriques permettent de reconstituer avec précision la disposition générale des brasseries parisiennes. Celles-ci sont semblables à la plupart des habitations de la capitale : un corps de logis donnant sur la rue comporte au rez-de-chaussée la cuisine et une boutique ou pièce à vivre, et à l’étage chambres et bureaux. À l’arrière, une cour donne sur les bâtiments d’une ou plusieurs brasseries, disposés à droite et à gauche du corps principal ou encore divisés en plusieurs hangars placés dans la cour. La brasserie est irriguée à plusieurs endroits par des systèmes d’adduction d’eau, grâce à un puits présent dans la majorité des habitations et à un réservoir d’eau relié à de nombreux tuyaux de bois ou de plomb. Les enseignes font partie intégrante du paysage parisien et rappellent le folklore du métier, évoquant un imaginaire chrétien ou faisant allusion à la qualité du produit vendu.
La situation privilégiée des faubourgs de la capitale, souvent dans les domaines fiscal et judiciaire, est la principale raison qui a poussé les brasseurs à s’installer depuis plusieurs siècles dans trois quartiers précis : les faubourgs Saint-Marcel, Saint-Germain et Saint-Antoine. Les particularités des deux premiers sont progressivement réduites à néant aux xvie et xviie siècles. Seul le troisième présente encore au début du xviiie siècle une réelle liberté commerciale face à la capitale, liberté à laquelle les brasseurs parisiens sont profondément hostiles. À force de pressions, ils obtiennent finalement en 1717 la réunion des brasseurs du faubourg à leur jurande.
Chapitre III
Une production transparente et exclusivement dédiée à la bière ?
Le secret professionnel dont s’entourent les artisans pour se préserver de la concurrence aggrave le climat de suspicion générale du public envers les professionnels de l’alimentation à la fin de l’Ancien Régime. Les brasseurs sont réputés altérer leur bière pour la vendre plus cher, rectifier une boisson tournée ou faire des économies sur les ingrédients. Le flottement des autorités judiciaires en la matière est loin d’améliorer la situation et accroît la confusion entre fraude inoffensive et empoisonnement. Plusieurs polémiques ont lieu au cours du siècle, sans qu’il soit réellement possible de connaître l’ampleur de ces frelatages et le rôle de la communauté dans les scandales : insister sur la mauvaise qualité de la bière est également un moyen de souligner la nécessité d’avoir recours à des maîtres qualifiés et de discréditer les particuliers qui désireraient exercer un commerce libre.
Par ailleurs, la cherté des matières premières et du matériel, ainsi que les gros risques de pertes, peuvent inciter certains artisans désireux de faire des économies à se tourner vers un revenu complémentaire et moins onéreux : la fabrication de cidre.
Deuxième partie
Les structures économiques et professionnelles du commerce de la bière à Paris
Chapitre premier
Cadre réglementaire de la brasserie parisienne
Les structures de formation et de protection des brasseurs ainsi que les modalités de la surveillance exercée sur le produit ne diffèrent pas de celles des autres métiers parisiens. L’aspirant doit d’abord se soumettre à un apprentissage fixé à cinq ans, complété par une période de compagnonnage de trois ans minimum. L’ouvrier peut accéder à la maîtrise moyennant le paiement de frais d’entrée et la réalisation d’un « chef-d’œuvre », ici un brassin de bière. En pratique, l’accès à la maîtrise est en grande partie réservé aux fils de maîtres, davantage que dans les autres communautés de métiers parisiennes. D’autres modes d’accession sont cependant possibles : l’apprentissage, l’obtention d’un privilège royal ou une procédure judiciaire résultant d’un conflit entre l’impétrant et la communauté, gagné par le premier contre la seconde. Après 1776, date d’une suppression temporaire puis d’une profonde réforme du système corporatiste par le contrôleur général Turgot, le recrutement s’ouvre davantage aux nouveaux venus, notamment des immigrés du Nord et de l’Est de la France, tout en laissant encore une place importante aux enfants d’artisans déjà établis.
La production de bière fait l’objet de trois types d’imposition : des droits fixés par l’ordonnance de commerce de 1680, une fiscalité complémentaire destinée à rétribuer les officiers chargés de la commercialisation de la bière – offices en réalité créés par la monarchie pour amasser rapidement de l’argent – et des prélèvements ponctuels fixés par les brasseurs eux-mêmes lorsque la communauté doit faire face aux importants besoins du pouvoir central, qui n’hésite pas à puiser dans les ressources des jurandes. Ces prélèvements représentent une part importante du prix final de la bière mais permettent néanmoins à celle-ci de rester un bien de consommation bien moins onéreux que le vin, objet de très nombreux et très lourds impôts à l’intérieur de la capitale.
Chapitre II
Commerce et consommation de bière
L’étude des réseaux de livraison des brasseurs, facilitée par le dépouillement de leurs registres de comptes, révèle qu’il ne semble pas exister de réelle cohérence géographique dans le choix des clients. Ceux-ci se concentrent généralement davantage sur la rive de la Seine où se situe la brasserie, mais l’existence de points de livraison isolés ou à l’opposé du lieu de résidence du brasseur laisse supposer que celui-ci se rend partout où des clients le sollicitent, sans vouloir ou pouvoir opérer de choix. Les risques que comporte la livraison pour la qualité de la bière et le temps qu’elle nécessite ne sont donc pas des raisons suffisantes pour refuser un client.
La clientèle se divise entre revendeurs professionnels, qui achètent en semi-gros pour revendre au détail ensuite, et particuliers. Parmi les seconds, les mondes de la boutique, de l’artisanat, mais aussi de la robe et du clergé témoignent de la diversité des consommateurs de bière. La noblesse est le seul ordre quasiment absent des listes de clients ; ses habitudes de consommation mériteraient une étude à part entière. Les travaux de Thomas Brennan aident à cerner le public des consommateurs au détail, invisible dans les comptes des débitants. Ces derniers peuvent être des brasseurs qui possèdent l’équipement pour vendre en petites quantités, ou des limonadiers, marchands de bière et autres professionnels de l’alimentation. Ainsi, les militaires mais aussi les couches inférieures du monde de l’artisanat (compagnons) apparaissent comme des consommateurs massifs de bière.
Tout comme les autres commerces de l’époque, la brasserie se caractérise par un large usage du crédit, dont témoignent les nombreux actes qui s’y rapportent : billets, contrats, procédures judiciaires, notifications de saisies… Si elle fluidifie les échanges, l’économie différée peut aussi se révéler redoutable en cas d’insolvabilité d’un des débiteurs. Son défaut de remboursement peut en effet mettre dans l’embarras une chaîne de créanciers et provoquer des faillites successives.
Chapitre III
L’existence mouvementée de la communauté des maîtres et marchands brasseurs au xviiie siècle
Le besoin d’argent chronique de la monarchie au xviiie siècle entraîne deux conséquences : des prélèvements massifs et réguliers sur les communautés de métiers et une volonté accrue de contrôler les comptes de celles-ci pour résorber les dettes et malversations financières provoquées par ces mêmes prélèvements. La production documentaire qui résulte de ces deux entreprises révèle le grand intérêt que porte la monarchie à la communauté des brasseurs ainsi que les sommes considérables que cette dernière est capable de débourser à plusieurs reprises au cours du siècle. Pour assurer ces dépenses, les brasseurs font peser des taxes sur la production de bière. Quelques calculs laissent supposer l’existence d’une production au moins 30 % plus importante que celle décrite par les contemporains.
Le maniement de sommes d’argent considérables, fait nouveau pour la communauté, ainsi que les inégalités chroniques qui déchirent nombre de métiers au xviiie siècle provoquent de nombreux conflits, notamment au cours des années 1730 et 1740, entre les maîtres solidement établis et ceux qui peinent à obtenir aisance financière et reconnaissance de leurs pairs. La tentative de contrôle des affaires de la profession par un comité restreint échoue finalement au profit d’un groupe de maîtres plus nombreux, mais dont les jurés font l’objet de poursuites pour extorsion quelques années plus tard – preuve qu’il serait anachronique d’opposer une faction riche et « conservatrice » à des nouveaux venus « progressistes » et aspirant à davantage d’égalité entre maîtres.
Troisième partie
Richesse et sociabilité dans le monde des brasseurs parisiens
Chapitre premier
Diversité et disparités entre professionnels de la brasserie
En dépit des images de solidarité et d’égalité projetées par la communauté des brasseurs sur la scène publique, l’étude des moyens de production et du patrimoine possédés par les artisans démontre l’existence d’un noyau de familles anciennes et bien établies, propriétaires de leurs outils qu’elles transmettent avec soin de génération en génération, mais surtout d’une majorité de maîtres louant leur matériel ou n’en possédant qu’une partie, et qu’un revers de fortune peut obliger à vendre pour faire face à leurs créanciers. Le coût complet d’un équipement de brasserie est en effet bien plus important que dans beaucoup d’autres professions, rendant l’établissement plus difficile et plus périlleux pour les nouveaux venus – les dossiers de faillite le prouvent. En revanche, les maîtres les plus riches sont en mesure de diversifier leurs investissements par l’achat de rentes, de bijoux ou dans une moindre mesure d’offices.
La construction et l’entretien de solidarités familiales et professionnelles, comme le mariage ou l’association commerciale, sont complémentaires à la gestion du patrimoine. Ils renforcent les grandes familles de brasseurs par des alliances endogames mais surtout des unions fructueuses qui tendent à l’ascension sociale ou la captation des capitaux, mais permettent également à des individus gravitant depuis un certain temps autour des cercles de maîtres d’intégrer le monde de la brasserie parisienne.
Chapitre II
Apprentis et compagnons brasseurs
Le très petit nombre d’apprentissages présents dans nos sources et l’étude détaillée de quatre d’entre eux amènent à conclure que la forme classique du cursus honorum de l’apprentissage est en fait quasi inexistante chez les brasseurs parisiens. Tous les apprentis reçus maîtres au cours de la période sont en effet bien plus âgés que la moyenne observée dans les autres professions et possèdent des relations antérieures avec des artisans parisiens. Une sélection semble donc s’opérer avant même le début de l’apprentissage pour ne retenir que les individus assurés de pouvoir financer leur réception à la maîtrise et leur établissement et de participer rapidement aux contributions demandées à tous les maîtres brasseurs parisiens.
L’accession à la maîtrise ne concerne pas tous les apprentis, si l’on en croit le faible niveau de vie de certains garçons brasseurs. Le milieu des ouvriers non maîtres est marqué par une certaine homogénéité des conditions de travail et du cadre social où ils évoluent leur vie durant. Logés chez leurs employeurs ou dans une habitation propre, les compagnons disposent généralement de conditions de vie modestes, parfois améliorées par une activité d’appoint : vente de bière au détail ou prêt à intérêt.
Chapitre III
Les femmes et la brasserie
Élément discret mais fondamental dans le monde artisanal parisien, la femme de brasseur est souvent suffisamment instruite pour tenir un registre, pratiquer le débit et participer aux transactions professionnelles et familiales avec son mari. Celui-ci est même susceptible, lorsque ses affaires l’exigent, d’habiliter sa femme à la gestion de ses affaires par une procuration passée devant notaire.
Néanmoins, les statuts de la communauté en témoignent, c’est une fois veuve que la femme de brasseur, pour peu que celui-ci laisse après sa mort un commerce viable, devient véritablement libre de ses actes et considérée dans son activité économique à l’égal de son mari. Elle peut alors faire le choix de se remarier, en devenant un partenaire de choix pour des compagnons désireux d’accéder à la maîtrise, ou tenir seule son commerce jusqu’à la fin de ses jours. En plus de la gestion commerciale, les veuves ont toute latitude pour gérer le patrimoine familial comme elles l’entendent, le plus souvent pour assurer un mariage confortable à leurs filles et céder l’affaire à leur fils aîné. Ces possibilités sont cependant assorties de restrictions susceptibles d’entraver la réussite professionnelle des veuves : la communauté leur interdit de former des apprentis et leurs ouvriers ne les reconnaissent pas toujours comme des membres légitimes de la profession. De plus, si le commerce légué par leur mari se révèle un poids économique, certaines d’entre elles peuvent faire le choix de se remarier avec le représentant d’un autre corps.
Conclusion
Pour résoudre le paradoxe de la présence des brasseurs dans la capitale, deux explications sont possibles : soit ceux-ci représentent une part négligeable de l’activité artisanale parisienne, soit les considérations des contemporains sont biaisées par des facteurs culturels et commerciaux qui les portent à sous-estimer le phénomène de la brasserie. La réponse se situe entre ces deux extrêmes.
Il est bien sûr impossible de nier que le vin trône en tête de la consommation de boisson à Paris. La ville comporte en effet mille cinq cents marchands de vin contre moins d’une centaine de brasseurs à la fin du xviiie siècle. Il convient cependant de ne pas présumer de l’importance d’une communauté de métier en fonction de ses effectifs. En effet, celle des brasseurs présente plusieurs caractéristiques qui expliquent son importance parmi les professions de l’alimentation. Tout d’abord, les chiffres avancés par les contemporains sont effectivement sous-évalués de 30 à 50 % par rapport à la production réelle de bière. De plus, la clientèle est diversifiée et pas seulement limitée à des consommateurs pauvres qui profiteraient du prix moindre de la bière par rapport au vin. On y trouve des maîtres de métier, des commerçants, des officiers, mais aussi des établissements religieux et des soldats. Enfin, les capitaux considérables et le savoir-faire nécessaire pour mener à bien une entreprise de brasserie sont autant d’obstacles qui opèrent une sélection a priori des individus les plus aisés, susceptibles par la suite de diversifier leurs revenus en investissant dans l’immobilier, la rente, plus rarement les offices.
Ces données rénovées expliquent l’aisance de la profession et l’attention que porte sur elle le pouvoir royal, désireux au début du siècle d’employer les liquidités des communautés pour renflouer ses caisses. La structuration d’une fiscalité précise et complexe oblige les maîtres à s’organiser pour gérer efficacement ces nouvelles contraintes, et sans doute à orienter leur recrutement vers les candidats les plus solvables, comme en témoignent les registres de réception à la maîtrise, dans lesquels les fils de maîtres se taillent la part du lion. Néanmoins, les brasseurs parisiens sont loin de procéder à une fermeture totale de la profession et les stratégies matrimoniales ainsi que les réseaux professionnels et les privilèges institutionnels sont autant d’éléments qui permettent à des nouveaux venus d’accéder au rang des maîtres.
Ces particularités mises à part, la communauté des brasseurs partage de nombreux points communs avec les autres jurandes de la capitale, montrant ainsi son intégration idéologique et commerciale au monde des métiers parisiens. Les relations ambiguës entretenues avec le pouvoir royal, entre sollicitation en cas de besoin et réticence face au contrôle, en sont un premier exemple. De même, les pratiques commerciales individuelles – tel l’usage du crédit – ou collectives – lors de la défense des intérêts de la communauté – s’inscrivent elles aussi dans un fonctionnement traditionnel. Derrière la rigueur et l’harmonie des statuts protégés par les jurés se cache également une réalité beaucoup plus nuancée. Fraude fiscale, prête-noms pour le commerce, faillites à répétition, fabrication de cidre sont autant d’expédients qui prouvent que les maîtres sont loin d’être tous égaux une fois leur réception approuvée par les jurés. Une fracture divise donc la profession, entre oligarchie solide et artisans dans la précarité. Enfin, le mode de vie, les stratégies familiales et professionnelles mises en œuvre par les brasseurs ne diffèrent pas non plus des pratiques du monde commerçant au xviiie siècle. Les plus riches individus diversifient leurs biens et leurs revenus tandis que les autres consacrent l’essentiel de leurs bénéfices aux outils de production et aux biens de première nécessité. Le mariage est pensé comme un outil de transmission du patrimoine et une opportunité pour capter de nouveaux capitaux. Il n’est donc que rarement endogame, lorsque l’absence de fils aîné rend nécessaire l’union avec une autre lignée de brasseurs pour poursuivre l’entreprise familiale. Ces différences préfigurent l’évolution des brasseries à la fin du siècle : les professionnels riches et ambitieux ont alors les moyens de transformer leurs infrastructures encore artisanales en établissements semi-industriels tandis que les plus petits producteurs sont voués à la disparition.
Annexes
Présentation de quelques sources. — Afin de donner au lecteur un aperçu des documents les plus utiles à nos travaux – ventes d’ustensiles de brasserie et inventaires après décès – deux tableaux récapitulent leurs données essentielles : date, cote, nom et adresse du brasseur concerné et intervention éventuelle d’autres maîtres dans la transaction. De plus, pour souligner que nos dépouillements sont loin d’être exhaustifs dans la mesure où, par manque de temps, nous avons seulement eu recours aux documents recensés dans des instruments de recherche déjà existants, nous avons également dressé un tableau des actes concernant des brasseurs pour l’étude XVII du Minutier central pour les années 1700, 1705 et 1710. Il ne s’agissait pas d’utiliser les documents trouvés mais de montrer l’utilité d’un dépouillement systématique. La démarche est restée modeste mais prouve que des recherches supplémentaires et fructueuses pourraient être menées ultérieurement.
Éditions d’actes notariés. — Une fois encore pour aider le lecteur à se figurer la matérialité des sources primaires, nous avons choisi d’éditer quelques extraits de documents emblématiques de notre travail, à savoir trois inventaires après décès et un contrat d’apprentissage. Leur utilisation dans le corps de la thèse en aura rendu, nous l’espérons, les protagonistes familiers au lecteur, qui approchera ainsi de plus près le quotidien de quelques brasseurs parisiens.
Éditions de livres de comptes. — Arides mais très précieux pour la variété des données qu’ils contiennent, les livres de comptes, déclinés en plusieurs types en fonction de leur contenu et de leur objectif, reflètent une partie non négligeable du quotidien commercial voire personnel de l’artisan qui les tient. Leur édition en clarifie le contenu, parfois difficilement lisible à première vue, et met en lumière toute la richesse des informations qu’ils recèlent.