Sommaire
- Introduction
- Sources
- Chapitre premier
- Les Leblond, des consuls français à Venise
- Chapitre II
- Un consulat comme un autre ?
- Chapitre III
- Un informateur de premier ordre
- Chapitre IV
- Leblond, témoin de la diplomatie vénitienne
- Chapitre V
- Un diplomate parmi les diplomates
- Chapitre VI
- Un chargé d’affaires
- Chapitre VII
- Un vénitien parmi les vénitiens
- Conclusion
- Pièces justificatives
Introduction
Les études sur les consuls et la représentation consulaire ont été renouvelées ces dernières années par la multiplication de travaux portant tant sur des cas spécifiques de postes ou de personnalités consulaires que sur des aspects plus généraux intéressant les questions de politiques économiques et diplomatiques de la France à l’étranger. Le traitement de ces études s’inscrit majoritairement dans le cadre européen et méditerranéen. Les rivages de la Méditerranée constituèrent en effet un terrain de choix pour l’érection de consulats français et étrangers. La République de Venise est en la matière un cas d’école et en même temps un exemple original. En 1718, la Sérénissime signe la paix de Passarowitz avec l’empire ottoman. D’aucuns parmi les historiens de Venise ou des relations internationales ont traditionnellement considéré que la République signait là la fin de son histoire, ralliant résolument le parti de la neutralité et se détournant des grands enjeux géopolitiques du XVIIIe siècle. Dans ce contexte dit de déclin tant diplomatique qu’économique pour Venise, la France maintient pourtant deux représentants, un ambassadeur et un consul. Le roi de France a tout intérêt à être présent dans cette ville, qui est au centre de la Méditerranée, à mi-chemin entre Madrid et Constantinople, et dont le port principal reste une plaque tournante pour les échanges tant de biens de consommation que d’hommes et de nouvelles venues des quatre coins de l’Europe et de la Méditerranée. Cette question est abordée sous l’angle consulaire et plus spécifiquement à travers le prisme du personnage de Jean Leblond, qui officia au consulat de France à Venise pendant plus de quarante ans (1718-1759). Le consulat de Leblond interroge autant l’importance des intérêts français à Venise au XVIIIe siècle que celle de la figure consulaire.
Sources
Pour mener à bien cette étude, les sources manuscrites tant françaises qu’italiennes ont été exploitées. Les fonds consulaires aux Archives nationales et les fonds diplomatiques (correspondance politique et archives des postes) aux archives du ministère des Affaires étrangères ont été les premiers et principaux exploités. Sur le site parisien des Archives nationales a été consultée la série des Affaires étrangères, qui renferme la correspondance consulaire (pour Venise, Aff. étr., BI, 1164-1179) et les mémoires et documents laissés par les chefs de postes (Aff. étr., BIII). Pour compléter cette correspondance au départ de Venise, les ordres et dépêches ministérielles contenus dans la série Marine B7 ont également été analysés. L’étude d’un consulat et d’un consul qui, comme Leblond, fut aussi chargé d’affaires ne saurait se passer d’une consultation des archives proprement diplomatiques, conservées aux archives du ministère des Affaires étrangères, tant à La Courneuve qu’à Nantes. Sur le site francilien, la correspondance politique du consul, les archives du personnel ainsi que certaines dépêches d’ambassadeurs ont été dépouillées, quand le site nantais, qui conserve les archives des postes, a, dans une moindre mesure, étayé le propos. Leur dépouillement a été complété par celui de certains fonds aux Archives d’État de Venise et aux Archives du Vatican. À Venise, il s’agissait de trouver des documents tant officiels que plus personnels sur la vie de Jean Leblond. Les fonds du Collegio, du Senato et des Inquisitori di Stato, des Savi alla Mercanzia ont satisfait au premier objectif. Pour répondre au second, il eût fallu notamment avoir le temps de consulter le fonds des Ospedali et Luoghi pii pour se faire une idée – au moins partielle – de la position sociale de Leblond à Venise. Au Vatican, les recherches ont porté sur un événement assez spécifique du consulat de Jean Leblond : le démembrement du patriarcat d’Aquilée en 1751, pour lequel la France intervint comme puissance médiatrice entre Venise, Vienne et Rome, notamment à travers la voix de Jean Leblond, en partie chargé des affaires du roi à cette époque. Enfin, il faut mentionner les recherches effectuées au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France concernant les papiers de Pierre de Montaigu, ambassadeur de France à Venise entre 1743 et 1749, avec lequel Jean Leblond eut sans doute les rapports les plus difficiles.
Chapitre premier
Les Leblond, des consuls français à Venise
Jean Leblond appartient à une dynastie qui occupa le consulat de France à Venise entre 1679 et 1793. Il est le deuxième, après son père Guillaume, à garantir la protection des Français et des intérêts commerciaux et économiques de la France sur le territoire de la République de Venise. Son fils, Melchior, lui succède en 1759 ; après lui viendra son frère, l’abbé Denys Leblond, en 1784. Respectant l’ordonnance de la Marine de 1681 et le titre IX portant spécifiquement sur les consuls, Jean Leblond succède à son père à l’âge de trente ans ; il ne pratique pas le commerce, alors que les consuls sont communément issus des milieux marchands. Il apprend son métier aux côtés de son père, apprentissage dont bénéficiera également son fils Melchior à l’approche de sa retraite. Alors que la France n’entretient pas, en 1718, d’ambassadeur à Venise mais un chargé d’affaires, à la suite d’un refroidissement des relations entre les deux pays, Jean Leblond se voit délivrer une lettre de provision du roi et un exéquatur de la République : la première lui confère sa mission de consul, le second le confirme dans cette mission et le reconnaît comme consul de France à Venise.
Le consulat de Venise se présente donc comme un héritage familial, mais un héritage empoisonné. Si les plaintes pécuniaires sont un topos de la correspondance consulaire, elles sont néanmoins telles que Jean Leblond montre dans un premier temps des velléités à quitter son poste, lui préférant ceux du Caire ou de La Canée. Il se résigne finalement à rester à Venise, où ses quelques droits consulaires sont rehaussés de ceux de secrétaire interprète de l’ambassade et de la pension de 2 000 livres dont fut gratifié son père avant lui. Les difficultés de Jean servent néanmoins d’arguments aux secours demandés par ses descendants pendant la Révolution française, durant laquelle ils perdent leurs terres françaises, et au début du XIXe siècle.
Les Leblond ne sont pas des inconnus à Venise et la famille est également implantée dans d’autres villes du nord de l’Italie, à Milan et Rome notamment. Les deux frères de Jean, Denis et Henri Leblond, sont respectivement attaché du cardinal de Polignac à Rome et chargé d’affaires à Milan. La fratrie est donc un socle solide sur lequel le gouvernement français n’hésite pas à s’appuyer. Les lettres de Jean Leblond témoignent également de la force du lien fraternel, de l’appui mutuel que les uns et les autres se portent pour faire valoir notamment la position de Jean auprès de la cour de France et lui rendre plus agréable la vie dans son consulat. Si Leblond consent à ne plus réclamer d’autre poste, c’est aussi qu’il a compris l’intérêt social qu’il peut tirer de sa mission à Venise ; une position – et donc un réseau – héritée de son père, qu’il a fait grandir par des alliances matrimoniales. Il épouse en effet une Française native de Lyon mais depuis longtemps installée à Venise et marie ses filles à de beaux partis milanais et vénitien. Le réseau familial s’affermit et s’étend donc sous l’ère de Jean Leblond.
Chapitre II
Un consulat comme un autre ?
En tant que consul, Leblond doit accomplir des missions spécifiques et obéir à un arsenal législatif élaboré depuis Versailles. La législation royale l’oblige à entreprendre certains aménagements au sein du consulat et à avancer certaines dépenses, mais aussi à rendre des comptes réguliers qui justifient en bonne part la présence d’un consul à Venise. Si, jusqu’à l’époque où son père est consul, l’emploi d’un chancelier est occasionnel, il est systématisé à partir de Jean Leblond et le chancelier devient un personnage incontournable pour les Français présents ou simplement de passage à Venise. Depuis une ordonnance de 1720, le chancelier est un officier breveté par le roi, mais recruté sur place par le consul. La place échoit à Jean-Charles Patizel, avec lequel Jean Leblond entretient de très bons rapports professionnels et amicaux. Il fut pourtant difficile au consul de trouver un candidat au poste tant la rétribution était peu intéressante. D’une manière générale, Leblond se plaint de ce que le consulat lui coûte plus qu’il ne lui rapporte, entre les dépenses liées au port de lettres – accrues lorsqu’il tient également la correspondance diplomatique – et celles relatives au renvoi des gens de mer français.
Ces difficultés internes au consulat sont le corollaire des entraves que le gouvernement de la République de Venise met à l’exercice du métier consulaire. Les visites des bâtiments effectuées par le gouvernement vénitien pour lutter contre la contrebande en sont l’exemple le plus parlant. Dans les années 1720, Jean Leblond doit donc défendre le privilège d’exemption de visites ainsi que le sien de pouvoir se rendre à son gré sur les navires français. Le consul français, avec ses collègues impériaux et britanniques, lutte contre les assauts menés par la République vénitienne à l’encontre des droits consulaires. La France n’est en effet pas épargnée par les velléités commerciales que la Sérénissime oppose aux produits issus de ses manufactures drapières du Languedoc et de ses îles, comme le café et le sucre, et ce, généralement, au profit d’autres nations, vénitienne mais aussi hollandaise, anglaise ou portugaise.
Les difficultés créées par la République de Venise ne doivent pas empêcher Jean Leblond de se faire le défenseur et le promoteur du commerce des marchandises français, dont il rend compte notamment par l’envoi d’états trimestriels des bâtiments français accostant à Venise. Il s’assure de ce que les ouvriers français ne viennent pas porter leur aide aux industries vénitiennes aux dépens des françaises, en effectuant divers voyages relevant de ce que l’on qualifierait aujourd’hui d’espionnage industriel, en proposant des marchés et des débouchés économiques intéressants en Bosnie et en Dalmatie pour les draps français, s’aidant pour ce faire de l’expertise de marchands français tout en affrontant les réticences de certaines institutions comme la chambre de commerce de Marseille. Le consul de France doit donc faire preuve d’une grande vigilance, d’autant que depuis Venise, il veille également sur un certain nombre de consulats et de vice-consulats situés sur des territoires de la République ou sous influence vénitienne. Ces postes s’étendent depuis le golfe de Venise sur toute la mer Adriatique et la mer Égée, depuis l’actuelle Croatie jusqu’à Cythère. Leblond doit s’assurer que la législation royale y est correctement appliquée et que les droits consulaires ou les armes du roi de France ne sont pas insultés.
Chapitre III
Un informateur de premier ordre
L’information est au centre de toute représentation diplomatique. À Venise, cependant, elle prend une place toute particulière à cause de la position géographique de la ville même, au cœur de la Méditerranée, entre terre et mer, et par conséquent en raison des populations qu’elle brasse. Jean Leblond n’attend néanmoins pas que l’information vienne à lui par des visiteurs étrangers, même s’il n’hésite pas à les mettre en avant dans ses dépêches. Par l’étude grammaticale de certaines d’entre elles, on distingue ainsi l’information qu’il a reçue spécifiquement, délivrée par son propre réseau, de celle plus générale dont le tout-venant est gratifié. Jean Leblond, à la différence des ambassadeurs de France, est un homme relativement autonome dans la quête d’informations. À aucun moment, les secrétaires d’État à la Marine ou même aux Affaires étrangères ne lui donnent d’instruction concernant le choix de ses interlocuteurs ou les sujets à aborder avec eux. Les ambassadeurs, qu’ils démarrent ou terminent leur carrière diplomatique à Venise, éprouvent, eux, des difficultés à y mettre en pratique l’art de négocier et donc de s’informer. Le consul devance ainsi parfois le chef de poste diplomatique et certains de ses collègues étrangers.
La carte du réseau du consul Jean Leblond couvre principalement l’Italie du Nord, depuis Milan et ses faubourgs jusqu’à Venise. Néanmoins, à l’occasion, il dispose également d’informateurs spécifiques à l’étranger, comme à la cour de Vienne. Le consul est également mis au fait de certaines nouveautés par des amis et sénateurs vénitiens. C’est là une preuve de l’ancrage de Jean Leblond à Venise et auprès de ses plus hautes instances gouvernementales. Mais Leblond se réfère aussi à des marchands français au réseau déjà constitué comme Joseph Leroy, qui le remplace à la tête du consulat lorsque le chef de poste s’absente.
Le réseau de Leblond est à la fois dense et étendu, ce qui est un précieux atout, mais rend également le consul dépendant de ses hommes. Par ailleurs, si la confiance est un élément essentiel pour parvenir à constituer ce maillage informatif, Leblond n’oublie pas de contrôler ses sources, les informations officielles et officieuses mais aussi la rumeur, en les confrontant les unes aux autres. Enfin, les informateurs ne serviraient à rien si Leblond ne pouvait s’assurer de la bonne transmission de l’information. Les risques sont nombreux, et plus encore au XVIIIe siècle, sur un continent bousculé par les guerres : la crainte de la perte ou du vol de courriers, et donc d’un retard de la transmission, est très présente car de tels faits peuvent nuire à la réussite de certaines négociations.
Chapitre IV
Leblond, témoin de la diplomatie vénitienne
Après la paix de Passarowitz signée en 1718, Leblond est témoin de la neutralité vénitienne. Condamnée pour cette attitude passive, la République, trop faible militairement et diplomatiquement, ne peut même pas jouer le rôle d’arbitre entre les puissances belligérantes européennes. Pour maintenir sa paix, Venise essaie pourtant de renforcer son arsenal et son armée, mais de façon trop irrégulière et aléatoire pour constituer une véritable force respectée par son principal voisin impérial. Au contraire, la Cité des Doges fait en sorte de ne jamais froisser la maison de Habsbourg tout en érigeant la neutralité en maxime, neutralité dont la République se sert pour justifier son attitude envers les armées des parties adverses qui parcourent son territoire, au détriment des armées ennemies de la reine de Hongrie. Venise est consciente de ses faiblesses mais ne trouve pas les moyens de s’en extirper, vérolée dans son gouvernement par un parti pro-autrichien particulièrement puissant. Si la France ne condamne pas le choix de la neutralité, elle met de temps à autre Venise face à ses contradictions, notamment les avantages que certains de ses représentants procurent sur ses territoires à des corsaires impériaux alors même que le gouvernement central se défend de tout favoritisme.
Les réticences de Venise sur la scène internationale se traduisent dans le sort qu’elle réserve aux représentants étrangers. En termes de protocole, la réception et le travail des négociateurs sont très codifiés. Tout est fait pour limiter les rapports directs entre eux et le gouvernement vénitien : l’écrit, par la présentation de mémoires, est le mode de communication privilégié ; les conférents, patriciens qui servent d’intermédiaires entre le gouvernement et un négociateur, n’interviennent que sous de rigoureuses conditions, les ambassades sont loin du palais des doges, situées généralement dans le quartier du Cannaregio, au nord de Venise. Par ailleurs, le gouvernement saisit toute occasion pour s’en prendre aux droits et titres des représentants diplomatiques.
Le repli impliqué par le choix d’une diplomatie neutre est aussi le corollaire du protectionnisme économique vénitien. La République a manqué le tournant atlantique, gardant l’œil rivé sur le marché méditerranéen. Elle souffre aussi, comme en témoignent les lettres de Leblond, de toutes les épidémies qui retardent l’écoulement des marchandises et perturbent donc la fluidité du commerce. Cependant, Venise connaît de belles réussites. Certaines font même l’objet de l’attention particulière d’entrepreneurs français qui souhaitent reproduire le modèle vénitien en France pour des industries bien spécifiques. La Sérénissime ne peut cependant empêcher l’essor de la concurrence et, en premier lieu, de Trieste, qui lui fait face en Istrie. Leblond lui-même encourage la France à s’intéresser à ce port franc et à son activité marchande. En effet, Venise, quand elle ne prohibe pas purement et simplement la vente de certaines marchandises venues de France en instaurant des peines sévères pour les contrevenants, impose des taxes excessives qui en rendent l’écoulement impossible. Leblond est témoin de la politique économique d’une République maladroite, qui pense qu’elle a plus de profits à espérer de ces droits d’entrée et de sortie que de l’attractivité de son marché pour les commerçants étrangers. Sa neutralité diplomatique, lucide et sensée, est celle d’un État résolument tourné vers l’Orient, qui ne serait pas en capacité de se mesurer à la fois aux empires autrichien et ottoman.
Chapitre V
Un diplomate parmi les diplomates
Les débats ont été agités entre les juristes pour savoir quelle place accorder au consul dans l’ordre protocolaire, à son titre et donc aux droits qu’il fallait lui reconnaître. Jean Leblond, s’il doit obéir à l’ambassadeur, est, dans l’exercice de ses fonctions, à la fois un subalterne et un concurrent. Par l’étude de ses dépêches, on voit se multiplier les signes de soumission. Cependant, les instructions données à l’un et à l’autre les mettent nécessairement en concurrence dans le travail qu’ils ont respectivement à accomplir à Venise et dans la transmission d’informations que les secrétaires d’État à Versailles exigent d’eux, informations aussi bien proprement consulaires, ayant trait aux affaires commerciales et maritimes et relatives aux Français sur le territoire vénitien, que diplomatiques, politiques et militaires.
Le consul se présente comme un agent respectueux et prudent vis-à-vis de ses supérieurs, aussi bien à Versailles qu’à Venise. Face à des négociateurs parfois véhéments et trop francs dans leurs avis sur l’attitude que la France doit tenir à l’égard de la République, Leblond est un homme mesuré, discret, même s’il n’hésite pas à marquer sa différence de point de vue avec l’ambassadeur. Sa manière d’agir, différente de celle des négociateurs, sied à Versailles. Apprécié pour son style – élément essentiel pour comprendre le discrédit dont souffrent certains ambassadeurs –, il n’est que peu repris par les bureaux de la Marine et des Affaires étrangères. Sa manière d’agir est également appréciée à Venise, où il est rarement aux prises avec le gouvernement ou les membres du corps diplomatique étranger.
Les ambassadeurs servent aussi de faire-valoir au consul auprès des secrétariats d’État, dans la mesure où certains multiplient les maladresses et les attaques vis-à-vis des commis. Leblond a ainsi l’intelligence d’entretenir sa bonne réputation depuis Venise lorsque des hôtes de marque du royaume passent par la Sérénissime. Si ses rapports sont plus que compliqués avec la moitié des négociateurs français, Leblond n’en marque pas moins une déférence certaine envers le titre d’ambassadeur, propre à lui attirer la bienveillance des ministres des Affaires étrangères. Les témoignages de leur part en faveur de Leblond ne manquent pas. Le consul bénéficie également du soutien littéraire de Rousseau, aux prises lui aussi avec l’ambassadeur Pierre de Montaigu dans les années 1740, mais voit sa réputation égratignée par l’historiographie, favorable à ce négociateur.
Leblond est un diplomate avant l’heure, le terme ne datant que de la période révolutionnaire. Il en incarne l’esprit, qu’il met en œuvre lorsqu’il se voit confier à l’occasion la gestion intérimaire des affaires de l’ambassade.
Chapitre VI
Un chargé d’affaires
À quatre reprises, en 1733, 1743, 1749 et 1751, Jean Leblond est chargé des affaires du roi près le gouvernement de la République de Venise. Ce nouvel aspect de sa carrière pose la question de la reconnaissance de ce titre tant par les juristes que par le gouvernement vénitien lui-même, qui précisément n’accorde pas de traitement différencié à Leblond selon qu’il est simple consul ou bien chargé d’affaires. Son accession à ce poste soulève également la question des motivations qui y ont présidé : fut-il nommé parce qu’il était consul ou secrétaire d’ambassade ? Cette interrogation en induit une autre, concernant la différence entre secrétaire d’ambassade et secrétaire d’ambassadeur, qui constitua l’un des éléments de son conflit avec l’ambassadeur partant en 1743. Les départs des ambassadeurs sont réglés selon un protocole bien précis et suivent des procédures particulières, notamment concernant la transmission des papiers de l’ambassade, dont le chargé d’affaires fait l’inventaire, et plus particulièrement la transmission des chiffres, objet des convoitises et d’affrontements entre les ambassadeurs et le consul promu.
Le chargé d’affaires exerce ses fonctions selon diverses modalités qui relèvent aussi bien de la défense de l’influence française que de la surveillance de certains personnages. Il s’agit pour Leblond de mettre d’abord un terme au ressentiment que pouvait nourrir le gouvernement vénitien à l’égard de l’ancien ambassadeur, du fait de l’abus de ses droits, de sa morale douteuse ou des désordres que ses affaires personnelles avaient causés. Chef de deux postes, Leblond doit par ailleurs, plus que jamais lorsqu’il détient la correspondance consulaire et diplomatique, assurer la bonne transmission de l’information. Une étude comparative des deux courriers rend compte de ce qu’il réserve à l’un ou à l’autre des secrétaires d’État, tout en sachant bien que la Marine et les Affaires étrangères ne constituent nullement des ministères cloisonnés et indépendants l’un de l’autre. Être chargé d’affaires, c’est aussi s’assurer du maintien du secret qui doit entourer certaines dépêches, secret auquel Leblond était déjà sensible en tant que consul.
Enfin, Leblond, n’étant qu’intérimaire à la tête des affaires diplomatiques de la France à Venise, doit savoir annoncer et préparer la venue de celui qui est amené à prendre plus durablement la direction des négociations. Il s’agit alors de préparer les membres du gouvernement au nouvel arrivant, de les mettre dans de bonnes dispositions à son égard, quitte à remettre en cause certains de leurs préjugés, enfin, de préparer matériellement et logistiquement son arrivée. Une fois l’ambassadeur à Venise, le consul doit lui transmettre toutes les informations nécessaires à la bonne conduite des affaires diplomatiques, lui restituer les papiers et surtout les tables de chiffres. Le chargé d’affaires doit laisser une impression de déférence et d’obéissance à l’égard du nouvel ambassadeur, ne pas se montrer trop impatient à briguer une telle position, faire preuve d’une humilité qui le maintienne dans la confiance de ses supérieurs afin de rester le personnage privilégié pour assurer ce type de fonction en cas de vacance du principal poste diplomatique.
Chapitre VII
Un vénitien parmi les vénitiens
Probablement né à Venise, Leblond, par ses manières et ses habitudes, suit les usages de la bonne société vénitienne. Il fréquente les mêmes lieux, participe aux dîners et aux réceptions, rend visite à l’élite étrangère – généralement française – de passage à Venise et s’imprègne aussi des influences culturelles proprement vénitiennes, mais également européennes, qui trouvent à Venise un terreau favorable à leur développement. Jean Leblond, par caractère mais aussi à cause des obligations de son métier, n’est pas un homme d’intérieur. Il arpente les rues et fréquente les cafés, notamment ceux situés près du palais des doges. Il y rencontre aussi bien des diplomates étrangers que des Vénitiens, comme en témoignent les rapports des inquisiteurs d’État. Au XVIIIe siècle, les cafés et les boutiques, les places et les marchés tel celui du Rialto sont des lieux de sociabilité et par conséquent des endroits propices où glaner les informations. Leblond joint donc l’utile à l’agréable. Des tables communes aux dîners réputés, Leblond est de (presque) tous les rendez-vous de la bonne société, où il compte amis et connaissances vénitiennes ou étrangères. Il participe aux réceptions données tant par l’ambassadeur français, qui n’hésite pas parfois à lui rappeler son rang, ou plutôt son absence de rang, que par les diplomates étrangers. Mais Leblond se distingue de ses collègues diplomates par des mœurs plus spécifiquement vénitiennes, comme le montrent son implication au sein de l’Ospedale dei Mendicanti et sa proximité avec de grands poètes et peintres vénitiens.
Par cette insertion, Leblond est également plus à même d’observer la vie vénitienne. Il est notamment parfaitement conscient de la séparation instituée et institutionnalisée entre la noblesse et les étrangers, même de haut rang. Le gouvernement, lui-même composé de patriciens, n’hésite pas à sévir en cas de manquement aux règles. Néanmoins, Leblond observe certains signes d’ouverture, entre autres envers les voyageurs de marque français, de même qu’il est sensible à l’inclination de certains aristocrates vénitiens à rendre des visites de courtoisie à la noblesse étrangère dès lors qu’ils sont autorisés à la fréquenter. Si le consul est bien inséré et bénéficie d’amitiés solides, il n’est cependant pas à l’abri d’un refroidissement – certes temporaire – de ses relations lorsque la politique française déplaît trop fortement aux Vénitiens. Plus à l’aise au milieu de Vénitiens que des réceptions données par les ambassadeurs, Leblond n’hésite pas parfois à s’en absenter ou à les critiquer.
Enfin, le consul, notamment pour mieux satisfaire aux obligations de sa charge, adopte un rythme de vie partagé entre la ville et la campagne. Il garde un œil critique mais jamais étonné sur les mœurs politiques des Vénitiens, le système des brigues qui touche toutes les hautes charges politiques et religieuses, se félicitant de ce que le mérite l’emporte parfois, se désolant du désœuvrement des jeunes nobles. Il est témoin de la corruption qui gangrène la République, comme certains patriciens vénitiens le font remarquer, et des conséquences internes des échecs de Venise sur la scène internationale.
Conclusion
À Venise, véritable tour de Babel, la France sait s’appuyer sur un homme compétent tant dans son rôle officiel de consul que dans celui plus secret d’agent informateur de toutes les nouvelles politiques et diplomatiques qui affluent dans la Cité des Doges. L’ambassadeur, s’il incarne la présence de la France à l’étranger, tient difficilement les rênes de la négociation, tant sa position est plus fragile que celle de Jean Leblond à Venise. Un événement vient couronner la fin de sa carrière consulaire : l’affaire du patriarcat d’Aquilée, de 1749 à 1751. À plusieurs titres, la fin de son unité suite à sa division en deux diocèses, Udine et Gorizia, par le pape Benoît XIV, est importante tant pour le consul que pour la République. Venise, loin de l’attitude passive qu’on lui a reprochée, se bat pour maintenir ses avantages sur le patriarcat face aux cours de Rome et de Vienne. Par ailleurs, Leblond est en position de négociateur puisqu’il cumule sa fonction de consul avec celle de chargé d’affaires alors que la France se pose en puissance médiatrice pour trouver une solution à cette question géopolitique et religieuse. Lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts et d’anticiper, le consul est un diplomate mesuré, sans doute soucieux de s’attirer les bonnes grâces tant de la République de Venise que de la cour de Versailles, aux yeux desquelles il est le parfait représentant d’une famille qui, si elle demeure française, est presque devenue vénitienne.
Pièces justificatives
Lettres de provisions des consuls Jean Leblond, Jacques Belliardi et François Devant. — Renouvellement de la lettre de provisions de Jean Leblond en 1733. — Exéquaturs des consuls Silvio della Fonte et Guillaume Leblond. — Exéquatur de Jean Leblond. — Mémoire de la carrière de Jean Leblond et de ses frères adressé par le consul de France à Venise au secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Rouillé. — États des droits des consuls et vice-consuls de France dans les ports de la République. — États des droits du consul de France à Venise. — Mémoire relatif aux passeports de Jean Leblond en 1746. — Inventaire des papiers du comte de Froullay et des chiffres qu’a laissés cet ambassadeur en 1743 à son départ de Venise.