Sommaire
- Introduction
- Première partie
- Du gascon au français
- Chapitre premier
- Histoire linguistique du judaïsme aquitain
- Chapitre II
- Le parler français actuel des Israélites bordelais et bayonnais
- Chapitre III
- Variété sociogéographique du français ou « judéo-français » ?
- Deuxième partie
- Étude complémentaire
- Un « monument » du français des Israélites bordelais : les ordres des prières de 1870
- Annexes
Introduction
L’étude de la variation linguistique en domaine roman comporte encore une zone d’ombre notable : les variétés parlées par des groupes religieux, en particulier minoritaires. La matière, pour autant, ne manque pas ; or, si les linguistes et sociolinguistes y ont peu porté leur attention, l’histoire traditionnelle n’en a pas moins été négligente. Les parlers méconnus des communautés israélites formées en Gascogne à partir du xvie siècle autour des fugitifs des Inquisitions d’Espagne et de Portugal constituent un paradigme de choix pour la connaissance d’un tel phénomène de variation, dans la diachronie aussi bien que dans la synchronie. Depuis les premiers reflets écrits de la langue parlée de ces populations jusqu’à la riche moisson de faits linguistiques qui s’offre aujourd’hui à l’enquêteur de terrain, les variétés de gascon puis de français méridional propres à ces Israélites, dits Sephardim, de Bordeaux et des environs de Bayonne donnent l’exemple de la constitution et du maintien, dans la longue durée, d’un particularisme langagier qui puise ses sources dans le particularisme religieux. La singularisation de la communauté linguistique juive est moins le fait de son histoire et de ses origines accidentées, de peu d’influence sur les pratiques langagières, que celui du contact entre les parlers locaux, d’usage général, et les langues du culte, l’espagnol et l’hébreu. En effet, c’est par leur usage liturgique que ces langues hautes, en situation de diglossie, ont exercé leur empreinte sur le gascon et le français de la minorité religieuse au point que celle-ci est devenue communauté linguistique.
Première partie
Du gascon au français
Chapitre premier
Histoire linguistique du judaïsme aquitain
Installation et présence des Israélites en Aquitaine. — L’origine et la constitution d’une communauté israélite moderne en Aquitaine, sans lien apparent avec le judaïsme médiéval français d’avant les expulsions, doit avant tout être évoquée. Ceux que nous choisirons d’appeler les Israélites aquitains ont des racines plus diverses que la seule origine ibérique que laissent supposer leurs dénominations traditionnelles de « Juifs portugais » ou de Séphardim (hébreu ספרדים, « Espagnols »). Les premiers « marchands portugais » installés à Bordeaux au cours du XVIe siècle vont, au cours des deux siècles suivants, être rejoints par plusieurs milliers de Nouveaux Chrétiens de la péninsule Ibérique qui, pour diverses raisons, cessent de professer la religion catholique pour adopter le judaïsme dans une forme plus ou moins normative. Au début du xviiie siècle, la reconnaissance officielle par la royauté de la judéité de ces groupes coïncide avec son âge d’or démographique et le noyau originel ibérique attire alors à lui une immigration juive en provenance d’Italie, d’Allemagne et de Provence, attirée par le prestige et la liberté dont jouissent les Israélites en Gascogne. L’octroi du statut de citoyen actif aux juifs du Midi par Louis XVI en 1790 marque l’accélération de leur intégration à la société française du temps, et surtout au judaïsme français majoritaire. Mais les Israélites d’Aquitaine, jaloux de leurs rites et de leurs traditions, cultivent leur singularité, malgré les tentations assimilatrices et centralisatrices, jusqu’à ce que le génocide nazi vienne presque mettre un terme à leur existence. L’arrivée en France de juifs d’Afrique du Nord dans les années 1960, supplantant brutalement leurs coutumes exotiques à la vieille civilisation des « Portugais », finira de réduire le vieux judaïsme méridional français à ce qu’il est aujourd’hui : quelques familles éparses, héritières d’un passé de nostalgies et de mémoires disloquées d’une communauté religieuse et linguistique qui n’est plus.
Adoption de la langue gasconne par les Israélites. — Les fondateurs des communautés israélites de Gascogne, venus de diverses parties de la péninsule Ibérique, ont dû adopter la langue commune de la région en s’y installant, d’autant plus que la discrétion de leur premier établissement les y contraignait. Jusqu’en 1789, il est certain que cette langue était le gascon, variété romane primaire locale et toujours pas supplantée par le français. De plus, les premiers établissements juifs gascons ayant d’abord eu lieu dans de petits bourgs de l’arrière-pays landais avant leur regroupement dans les villes côtières, il est clair que cette dissémination ne laissait aucune place à la conservation d’une langue spécifique aux juifs. Contrairement à d’autres lieux où les juifs conservèrent l’usage de langues ibéroromanes, comme à Amsterdam ou en Orient, les juifs de Gascogne, malgré une opinion colportée par certains historiens, n’ont pas parlé espagnol ni portugais : certes, l’espagnol a servi, pour diverses raisons culturelles, de langue administrative et littéraire aux juifs jusqu’en 1789, mais on sait par plusieurs témoignages extérieurs que les Israélites, comme les chrétiens, parlaient le « patois », c’est-à-dire le gascon local. Il semble même que la préférence des juifs pour l’espagnol plutôt que le français comme langue écrite aurait formé autour de leur parler gascon une « haie défensive » face à la francisation, si bien qu’à Bordeaux par exemple, le gascon aurait été plus longtemps préservé à l’oral chez les Israélites que dans la population majoritaire.
Corpus résiduel du gascon des Israélites. — Bien que confiné au statut de langue non écrite, le gascon parlé par les juifs a laissé des traces textuelles, qu’il convient de publier et commenter dans leur intégralité. Ces textes se classent en plusieurs groupes. Tout d’abord se distingue une satire de quarante-six vers, écrite par un boulanger chrétien de Saint-Esprit-lès-Bayonne, l’Inauguration d’un temple, conversation burlesque, où l’on voit converser plusieurs Israélites bayonnais à l’occasion de l’ouverture de la grande synagogue de Bayonne en 1837. La langue stéréotypée dans laquelle s’expriment les juifs comporte plusieurs caractéristiques phonétiques et lexicales qui suggèrent l’existence d’une variété juive du gascon, légèrement différenciée de celle des chrétiens, et sur les différences de laquelle joue le satiriste. On retrouve les mêmes traits linguistiques dans la langue de quatre « scènes de rue » publiées sous la rubrique des variétés d’un journal bayonnais en 1845 dans lequel sont raillés, à travers des dialogues pastichés, le caractère et le patois arriérés de la classe pauvre des juifs bayonnais. D’autres phrases et dialogues en gascon attribués à des juifs apparaissent çà et là dans la littérature régionale. Les Israélites gascons ont eux-mêmes produit des textes poétiques dans leur variété de gascon, notamment dans la correspondance privée. Il existait même une poésie populaire religieuse, paraliturgique, en gascon, dont les vestiges, à travers trois courts textes poétiques, peuvent encore être relevés dans la pratique orale actuelle. Un calende yudiu (calendrier hébraïque) en gascon a même été livré à l’impression à Bayonne en 1928. Des sobriquets anciens, une devise gravée dans une demeure juive de Bayonne varient et complètent ce corpus. Dans leur français, les Israélites aquitains, à Bordeaux comme à Bayonne, conservent encore un certain nombre de phrases stéréotypées qui, disséminées au sein du parler français actuel, sont les derniers exemples vivants de cette variété gasconne par ailleurs éteinte.
Chapitre II
Le parler français actuel des Israélites bordelais et bayonnais
Les sources. — La variété de français qui s’est développée au cours du xixe siècle chez les Israélites gascons, deuxième versant de leur histoire linguistique, n’a pas laissé beaucoup de traces écrites. Le premier relevé lexical de l’« argot des juifs de Bordeaux » est dû à Charles Monselet et date de 1850 : il s’agit d’un échantillon de douze mots qui encore aujourd’hui font partie du répertoire lexical des Israélites bordelais, preuve s’il en est de la stabilité de leurs pratiques linguistiques. À la fin du siècle, un courant de recherche qui se prend d’intérêt pour le judaïsme hispanique entreprend d’inventorier les « vestiges d’espagnol » demeurant dans les parlers juifs ; cette perspective d’enquête biaisée et partiale donnera lieu à quelques travaux plus ou moins sérieux, les plus importants étant ceux de Georges Cirot (1906 et 1922) et d’Albert Lévi (1930). Ces relevés, qu’il faut traiter avec une grande précaution, sont néanmoins une source précieuse d’information sur les particularismes lexicaux d’origine ibéroromane. Il existe encore quelques autres sources, imprimées ou manuscrites, de diverse valeur, contenant des informations sur le lexique juif aquitain. Cependant, l’apport de ces sources écrites est bien peu par rapport à l’insigne abondance de faits que l’enquête orale auprès des derniers locuteurs est à même de fournir. Parmi les quelques dizaines de personnes encore aptes à s’exprimer dans la variété de français propre aux Israélites gascons, nous avons retenu une vingtaine d’informateurs, bordelais ou bayonnais, âgés d’entre soixante et quatre-vingt-dix ans. Il va sans dire que l’enquête de terrain présente de nombreuses difficultés : les témoins, difficiles à localiser puisqu’ils ne forment plus une communauté en tant que telle, ne sont pas toujours enclins à livrer au chercheur les vestiges intimes, presque secrets, d’une identité dont la divulgation a été, dans un passé récent, source de péril.
Inventaire lexicographique et lexicologique du parler français des Israélites d’Aquitaine. — La confrontation du matériau linguistique écrit et oral doit être faite sous la forme d’un inventaire des formes (mots et lexies complexes) qui constituent le répertoire lexical différentiel du parler considéré. Chaque entrée, classée par ordre alphabétique, suit un modèle élaboré d’après la nature du matériau : on fait apparaître la forme phonétique, la forme graphique, la sémantisation la plus précise possible, les variantes, les attestations localisées et datées pour chacun de ces éléments, un ou plusieurs exemples oraux ou écrits et, selon l’entrée, un apparat de commentaires encyclopédiques et surtout étymologiques replaçant le mot dans son contexte et son histoire. Les commentaires étymologiques sont assortis de renvois lexicographiques aux dictionnaires de référence (FEW1, DCECH2, DELP3) et aux travaux déjà existants sur d’autres variétés en rapport avec celle étudiée (gascon de Bayonne ou de Bordeaux, français régional de Gascogne, judéo-italien, judéo-espagnol, parler néerlandais des « Portugais » d’Amsterdam, etc.). Cet inventaire intéressant pleinement la lexicographie gallo-romane, on indique systématiquement la vedette du FEW sous laquelle doivent être rattachés les mots qui n’y figurent pas. Par commodité, on adopte certaines abréviations et conventions rédactionnelles contribuant à faire de cet inventaire un modèle de description pour une variété aussi complexe et riche que celle traitée. L’inventaire lexicographique et lexicologique du parler français des Israélites d’Aquitaine contient 859 formes (mots, variantes et locutions) regroupées sous 542 vedettes de lexique.
Éléments de description. — Pour dresser le portrait le plus fidèle possible de cette variété, la description de son lexique seul ne suffit pas. En effet, le français des Israélites d’Aquitaine a recours à des emprunts de suffixes qui lui confèrent une vitalité morphocréatrice propre, notamment dans la dérivation de substantifs à partir d’adjectifs et de diminutifs de noms propres. La phonétique de l’élément français du parler est également, chez certains locuteurs, marquée de traits qui le rattachent clairement au français régional de Gascogne mais qui sont diversement présents chez les locuteurs : on peut maîtriser le lexique juif sans pour autant parler avec l’« accent », non consubstantiel au parler. Le milieu marchand juif de Bordeaux a même conservé l’usage d’un argot cryptique par infixation réduplicative (« javanais » en [m-]), un des plus anciens de la sorte en français, qui vient parfois se superposer à l’énoncé pour le rendre davantage inintelligible. L’aspect sociolinguistique de l’usage de cette variété de langue doit être également envisagé : tous les locuteurs ne l’emploient pas dans les mêmes modalités, plusieurs informateurs n’étant déjà plus que des témoins passifs de la pratique linguistique de générations passées, tandis que dans certaines familles, son usage perdure plus ou moins chez les générations nouvelles. Dans certains cas, des éléments de la variété ont été « récupérés » par des locuteurs externes au groupe mais amenés à le fréquenter, notamment dans les relations professionnelles. Malgré le petit nombre de locuteurs, il est également possible de constater une variation interne au parler, qui se manifeste tant sur les plans social (le niveau social conditionne l’emploi de la variété et en particulier de certains mots jugés « vulgaires » par une partie des informateurs) que géographique (entre Bayonne et Bordeaux, le lexique diffère pour environ 20 % des mots). De tout ce qui peut en être observé, il ressort que cette variété fait preuve d’une longévité, d’une richesse et d’une vitalité dont les raisons tiennent entre autres à la force des représentations collectives du groupe parlant.
Chapitre III
Variété sociogéographique du français ou « judéo-français » ?
Quelques textes français des Israélites aquitains. — Avant d’entreprendre une analyse générale du matériau, la description de la variété peut être enrichie de quelques documents à titre d’illustration. La muse populaire, dont on a vu qu’elle avait été fertile en textes gascons, présente également plusieurs textes versifiés en français des Israélites gascons. Ces poèmes et chansonnettes, qui ont fait partie autrefois du folklore populaire bayonnais, survivent aujourd’hui à l’état de copies manuscrites dans les papiers d’érudits locaux, tels que Rectoran ou Cuzacq ; elles méritent d’être éditées et commentées. Le parler juif a aussi donné lieu à de curieux poèmes : des contrafactures françaises de chants religieux hébraïques que les fidèles, par esprit plaisant, entonnaient à la place des passages choraux lors des offices. Il va sans dire que ces productions ont parfaitement échappé à l’attention philologique. Quelques œuvres littéraires françaises dont la narration évoque le judaïsme méridional, notamment les romans de Lily Jean-Javal, font sporadiquement recours au lexique juif aquitain. La correspondance privée est d’un intérêt mitigé : les correspondances anciennes en français, au temps où les Israélites parlaient gascon, sont à peu près exemptes de faits différentiels : le code haut n’est alors pas perméable aux influences de l’oral vulgaire. Plus récemment, on a vu le cas d’un locuteur signant, par jeu stylistique, deux lettres dans une variété qui devient presque caricaturale tant le lexique juif y est présent : ce sont des documents se livrant comme tels.
Vestiges et substrat. — L’étude d’une variété linguistique propre à une communauté de locuteurs de religion juive ne peut faire l’impasse sur la problématique des « langues juives » : certains linguistes, issus de l’école yidichiste de Weinreich, considèrent que toutes les variétés spéciales propres aux juifs seraient regroupées génétiquement dans une catégorie typologique propre. Cette nomenclature, problématique en elle-même, ne peut en aucun cas s’appliquer aux variétés de gascon et de français considérées ici : leur particularisation et leur différenciation sont la répercussion langagière de l’adoption par les Nouveaux Chrétiens, d’abord mêlés à la société gasconne, d’un profil religieux israélite à partir du xviie siècle. La judaïsation de la langue s’est faite en miroir de la judaïsation religieuse. Typologiquement, on a affaire à une variété diastratique au sein du français régional de Gascogne, dont elle partage beaucoup de caractéristiques, du fait d’un substrat gascon commun. La circulation des populations juives entre Bordeaux et Bayonne a même permis la réactivation de faits régionaux atténués dans le parler général. L’empreinte lexicale d’éventuels substrats non gascons (langues ibéroromanes, judéo-provençal et judéo-italien) est quant à elle assez discrète et plutôt la trace de mouvements de population récents (XVIIIe et XIXe siècles).
Des adstrats singuliers. — La matière lexicale différentielle est davantage l’effet d’adstrats imposés par une situation de multiglossie religieuse plutôt que de substrats et de vestiges. L’examen approfondi des mots d’origine apparemment espagnole montre qu’ils n’ont aucune des caractéristiques attendues de résidus de substrats. Pour une grande part, il s’agit d’emprunts délibérés, livresques, voire savants, à l’espagnol liturgique écrit, langue artificielle des traductions-calques imprimées du rituel et de la Bible, et au vocabulaire des écrits cultuels et administratifs. La présence de l’espagnol comme code haut de l’expression religieuse juive est cause d’un « hispanotropisme lexical » dont une des manifestations est l’hispanisation artificielle de lexèmes galloromans par adjonction de morphèmes castillans. L’élément lexical hébreu est encore moins « hérité » que l’espagnol : ce sont en majorité des emprunts au rituel synagogal, ou plutôt des formations délocutives « dé-liturgiques ». L’énoncé liturgique hébreu sert de support à la formation de verbes et de locutions dont le sémantisme se construit sur le contexte de l’élocution ritualisé et non sur le sens de l’étymon hébreu qui n’est, de fait, pas à proprement parler un étymon. La présence d’« hébraïsmes » n’est que le fruit de schémas morphocréateurs galloromans de dérivation délocutive stimulés par le contexte de répétition rituelle de textes hébreux. Replacée dans son contexte, la variété française des Israélites du sud-ouest de la France peut être rapprochée, d’une part, des « langues spéciales » (d’après la définition d’Antoine Meillet), dans le sens où son caractère différentiel est superficiel, modulable et volontaire au gré des circonstances de son usage, comme un argot ; d’autre part, elle prend sa place, notamment aux côtés de la « langue de Canaan » protestante, dans la catégorie nouvelle des variétés religieuses, que nous nous proposons de définir comme un cadre typologique dans la linguistique variationnelle du français.
Deuxième partie
Étude complémentaire
Un « monument » du français des Israélites bordelais : les ordres des prières de 1870
Un seder ḥazanut bordelais. — La pratique de la liturgie juive repose sur des traditions locales que les rituels imprimés ne reflètent qu’imparfaitement. C’est pourquoi les communautés de rite portugais, qui accordent une grande importance au respect des usages cultuels, se sont données dès les années 1750 des codes manuscrits de la pratique liturgique, généralement intitulés seder ḥazanut (« ordre de la liturgie ») et destinés aux ministres officiants. On connaît plusieurs exemples du genre, reflétant les coutumes des juifs portugais d’Amsterdam et de Hambourg.
L’existence d’un homologue français de ces manuscrits était ignorée jusqu’à la découverte fortuite, en 2016, d’un manuscrit de vingt-neuf feuillets en français, autrefois conservé à Bordeaux et dont ne subsiste aujourd’hui qu’une reproduction photographique. Ce manuscrit, intitulé Ordres des prières, et usages pour les חַזָנִים [ministres officiants] pour tout le courant de l’année, est anonyme et non daté ; toutefois, un examen attentif montre qu’il a été copié entre 1870 et 1871 par le Bordelais Isaac Gaston Salzédo d’après les enseignements de son maître, le ministre officiant bordelais Abraham Castro.
Les Ordres des prières dans leur contexte. — Ce texte est unique à bien des égards. Il s’agit du seul travail original en matière de littérature pieuse qu’ait produit le judaïsme aquitain moderne, qui n’a laissé par ailleurs qu’un corpus de manuscrits très restreint et relevant presque uniquement de copies de textes liturgiques ou de traductions. En outre, indiquant pour chaque solennité toutes les consignes pour la bonne conduite des offices, il offre le tableau d’une tradition dont il n’existe aucune autre description aussi ancienne. Enfin, les prescriptions liturgiques y sont mêlées à des réflexions exégétiques, bibliques et législatives ; l’examen de leurs sources permet d’avoir une image assez exacte des références religieuses des Israélites bordelais du milieu du xixe siècle.
La langue. — Mais c’est surtout pour leur langue que les Ordres des prières méritent l’intérêt du philologue. Ce texte, qui est le plus long jamais produit dans la variété de français des Israélites aquitains, est étonnamment riche en faits différentiels, dont la présence est due au fait qu’il a été écrit sans recherche, spontanément sous la dictée. On y relève des traits connus par ailleurs à l’oral dans le parler des juifs bordelais, notamment des faits syntaxiques marginaux propres au parler juif. L’abondance des délocutifs liturgiques de base hébraïque, si remarquable qu’on peut dire de la langue de ce texte qu’elle est une sous-variété « cultuelle » du français des Israélites gascons, montre à quel point c’est le contact de la langue usuelle avec la liturgie qui conditionne le particularisme. La graphie est elle aussi digne d’intérêt, puisque les mots hébreux sont presque tous notés en caractères hébraïques mais selon une orthographe hasardeuse et spontanée où se devinent des adaptations phonétiques dues à l’influence des parlers gascon et français.
Édition du texte. — Le texte est transcrit et édité au respect de ses particularités linguistiques ; seuls les accents sont restitués d’autorité. Les mots hébreux sont accompagnés d’une translittération et d’une glose. Un commentaire, sous la forme de notes infrapaginales, éclaire et met en perspective les particularités linguistiques, philologiques et historiques d’un texte inédit qui est assurément une mine d’informations de tous ordres sur la vie religieuse et intellectuelle des Séphardim de Bordeaux.
Annexes
« Règlement pour l’École des ministres officiants établie à Bordeaux » (1865 ; AM Bordeaux, 176S 764). — Approche stratigraphique des emprunts du parler israélite aquitain.
[1] Französisches Etymologisches Wörterbuch.
[2] Diccionario crítico etimológico castellano e hispánico.
[3] Dicionário etimológico da língua portuguesa.