Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Les hommes de Femina : la revue et ses éditeurs
- Chapitre premier
- Un moment, un homme, une idée : l’alchimie Femina
- Chapitre II
- Les ingrédients d’un succès
- Chapitre III
- La culbute du funambule : d’un système et de ses limites
- Deuxième partie
- Femina et ses pairs
- Chapitre premier
- Vers un nouveau marché : Femina face à un monde nouveau
- Chapitre II
- Une affaire de famille : Femina, La vie au grand air et Excelsior
- Chapitre III
- « Je t’aime, moi non plus » : Femina et La vie heureuse
- Troisième partie
- Au bonheur des dames ? La revue et ses lectrices
- Chapitre premier
- Connaître son rang, connaître sa place : Femina, les lectrices et les autres
- Chapitre II
- Le fardeau de la femme blanche
- Chapitre III
- Le corps et son image
- Conclusion
- Planches
Introduction
La presse féminine demeure encore relativement délaissée par l’historiographie française, en particulier les titres créés avant les années 1930, décennie d’apparition de Marie-Claire. Souvent utilisés comme sources de l’histoire – des femmes, du genre, du féminisme, de la mode –, ces journaux souffrent de leur statut de presse jetable et se voient souvent maltraités par la recherche. Si quelques études transversales existent, les travaux monographiques continuent en revanche de manquer cruellement et leur absence contribue à l’invisibilité du champ de la presse féminine au sein des grandes sommes consacrées à l’histoire de la presse en France.
Lorsque ces titres suscitent un intérêt scientifique, c’est en général sous un seul angle : peuvent-ils ou non être considérés comme féministes ? Dans quelle mesure soutiennent-ils, ou au contraire freinent-ils, le mouvement de libération des femmes ? Ce questionnement, certes essentiel, ne peut cependant constituer l’unique point d’entrée au sein d’un corpus aussi vaste que protéiforme : la diversité presque infinie des titres de presse féminine n’autorise pas à se contenter d’une division binaire, et ce d’autant moins que féministes et antiféministes cohabitent fréquemment dans les pages d’un même journal. En ne s’aventurant pas au-delà de cette approche, il devient impossible d’appréhender d’autres éléments, tout aussi centraux, de leur ligne éditoriale et de leur organisation, et donc de les inscrire véritablement dans le paysage de la presse d’une époque.
Face à ces carences, il paraissait particulièrement urgent de se pencher sur le chantier historiographique récemment ouvert autour de Femina, le bimensuel féminin créé par le groupe Lafitte et publié, cahin-caha, de 1901 à 1959. Un article de Lenard R. Berlanstein et deux ouvrages, respectivement de Colette Cosnier et de Rachel Mesch, ont d’ores et déjà été publiés sur l’histoire du magazine entre 1901 et 1914, sa période la plus riche en innovations ; au premier abord, il semblerait donc que le sujet ait déjà été largement traité, et qu’une nouvelle étude ne se justifie que difficilement. Cependant, on constate que si la place de Femina dans les controverses féministes de son époque a été largement analysée, si l’image d’elle-même que le périodique renvoie à sa lectrice a été décrite et problématisée, une grande partie de l’histoire du magazine demeure à faire.
Ce dernier se voit en effet curieusement dissocié de son contexte, notamment de l’atmosphère très particulière du groupe Lafitte, dont la vitalité créatrice et la capacité d’innovation ne peuvent être occultées. La Vie au grand air et Excelsior, les deux autres titres-phares du groupe, sont désormais largement considérés par l’historiographie comme ayant joué un rôle essentiel dans l’évolution de la presse française, en particulier dans l’émergence du genre du magazine et l’invention du photoreportage. La revue Femina, qui bénéficiait pourtant de tirages équivalents, voire supérieurs à ces deux autres périodiques, n’a jamais été envisagée sous cet angle, et ce malgré son immense richesse iconographique – d’ailleurs largement soulignée par les travaux précédents. En réalité il lui manque toujours d’être considérée comme un titre de presse à part entière.
En outre, Femina s’inscrit au sein d’une dense constellation d’activités qui n’a manifestement jamais été étudiée, ni dans son intégralité ni même partiellement. Cette structure tentaculaire, sans réel équivalent dans l’histoire de la presse française, présente pourtant un intérêt particulier, tant pour elle-même qu’en raison de son rôle dans l’essoufflement, puis la faillite du groupe Lafitte en 1916. Femina, au moins pendant quelques années, a en effet constitué le fer de lance de la maison d’édition et se trouvait au cœur de sa stratégie commerciale – quitte à encourir des dépenses parfois déraisonnables. Dès lors, il paraît encore plus inexplicable que le magazine demeure un tel point aveugle de l’historiographie, et d’autant plus essentiel de s’efforcer de le replacer dans son contexte général, au-delà de son rôle au sein des controverses féministes de l’époque.
Cette étude se concentre donc sur Femina sous l’angle de l’histoire de la presse, sans pour autant occulter sa place au sein de l’histoire des femmes et de l’histoire du genre. Les bornes chronologiques retenues s’étendent de sa création, en 1901, à 1922, date d’un nouveau changement de titre du bimensuel. En effet, en 1917, Lafitte est racheté par Hachette, et Femina se voit fusionnée avec le titre féminin de son nouveau propriétaire, La Vie heureuse. Le magazine paraît à partir de cette date sous le titre Femina et La Vie heureuse réunies, avant de reprendre le titre de Femina en 1922. Ce cycle traduit la vitalité du projet Femina : en effet, il eût semblé plus cohérent que le magazine finisse par adopter l’intitulé La Vie heureuse, suivant en cela le mouvement macroscopique d’absorption de Lafitte par Hachette. Cette intrigante persistance semble à elle seule résumer la place de choix qu’occupe Femina dans l’écosystème médiatique de son époque.
Sources
Ce travail se fonde avant tout sur l’étude des numéros de Femina parus entre 1901 et 1922 et conservés à la Bibliothèque nationale de France. Ces exemplaires sont parfois à compléter par les numéros conservés à la bibliothèque Forney à Paris, soit pour combler des lacunes, soit pour permettre une étude plus approfondie des cahiers de publicité, mieux conservés dans cette deuxième collection. À cette source incontournable s’ajoute l’éphémère édition britannique de Femina, conservée à la British Library. D’autres titres publiés par le groupe Lafitte, en particulier La Vie au grand air, Excelsior et Je sais tout, ont été ajoutés à ce corpus, en compagnie de la concurrente majeure de Femina, La Vie heureuse. Ces journaux sont tous conservés à la Bibliothèque nationale de France.
Les sources imprimées sont complétées par des documents issus du sous-fonds Lafitte, conservé au sein du fonds Hachette dans les collections de l’Institut pour la mémoire de l’édition contemporaine (IMEC). Pauvre en informations quant à la gestion courante de Femina, il se révèle en revanche très riche d’enseignements sur la toile d’activités qui se tisse autour du titre, et en particulier sur le théâtre Femina.
Première partie
Les hommes de Femina : la revue et ses éditeurs
Chapitre premier
Un moment, un homme, une idée : l’alchimie Femina
Dans un contexte où les titres de presse foisonnent et où un certain nombre d’innovations techniques – au premier rang desquelles la composition mécanique, la photogravure et l’introduction de l’électricité dans les ateliers – autorisent une plus grande créativité, la presse féminine française demeure curieusement en retard. Aucun titre moderne, s’appuyant sur les nouveaux outils à la disposition de l’éditeur de presse, n’existe encore véritablement à la fin du XIXe siècle au sein de cette sous-catégorie du marché. Ce vide béant s’explique d’autant moins que l’évolution des habitudes de consommation des femmes, et en particulier des femmes de la bourgeoisie, rendrait particulièrement pertinente la création d’un véritable magazine féminin plutôt que d’un simple journal.
Dans ce contexte, Pierre Lafitte, connu pour son amour de l’illustration sous toutes ses formes et son intérêt pour les formules journalistiques « à l’américaine », lance en 1901 une revue luxueuse, destinée aux femmes de la moyenne et haute bourgeoisie, et largement illustrée de photographies : Femina. Celle-ci s’articule à ses débuts autour d’un désir affiché d’élargir les horizons de la presse féminine, volonté curieusement associée à un rejet absolu du féminisme et à un attachement aux règles d’or de la « féminité à la française » – une tension entre innovation dans la forme et conservatisme dans le fond tout à fait caractéristique du groupe Lafitte.
Chapitre II
Les ingrédients d’un succès
Femina, dès le début sa publication, constitue un succès d’édition retentissant : son premier numéro, tiré à 200 000 exemplaires, s’écoule intégralement en deux semaines. Les ventes paraissent se maintenir par la suite, et ce alors même que le seul prix du magazine – cinquante centimes par numéro, un tarif élevé – aurait pu laisser imaginer une distribution plus modeste. Cette réussite s’explique sans doute en grande partie par le caractère novateur de Femina. En effet, le magazine offre à ses lectrices une mise en page très travaillée et développe un paradigme nouveau au sein duquel l’image constitue désormais un élément sémantique à part entière. Cette hypertrophie iconographique se voit soutenue par une augmentation nette de la part de publicités dans le magazine ; ce modèle commercial, importé des États-Unis, constitue encore une exception dans le paysage de la presse française de l’époque et le terrain de la presse féminine se révèle particulièrement propice à son acclimatation.
Femina traite par ailleurs de sujets encore inédits au sein de la presse féminine, comme le sport, les récits de voyages et d’exploration entrepris par des femmes, ou les exploits des « grandes premières » ; dans ses pages émerge la notion d’une véritable « actualité féminine » à part entière, une expression très régulièrement employée par Femina pour décrire tant son contenu que sa ligne éditoriale. À ces éléments s’ajoute la création progressive d’un ensemble d’activités, composé d’un théâtre, de conférences, de cours, de croisières semestrielles, d’un prix de golf, d’un prix d’aviation, de divers prix artistiques et littéraires, et d’un prix de « vertu civique ». Cet ensemble, dont la construction vise en fait à permettre aux lectrices de passer la totalité de leur temps libre au sein d’une microsociété organisée autour de leur bimensuel, peut être comparé à une bulle, tant en raison de son caractère englobant qu’à cause de l’entre-soi qui s’y voit encouragé. Au sein de celle-ci, il devient désormais possible de « vivre Femina ». Par ailleurs, ces cercles de sociabilité imbriqués nourrissent l’attachement du lectorat au titre tout en travaillant à la transformation de la féminité en marque, désormais vendue comme un produit dérivé du magazine.
Chapitre III
La culbute du funambule : d’un système et de ses limites
Malgré le triomphe initial du magazine, ce dernier se voit rapidement confronté aux limites de son éditeur : le groupe Lafitte paraît s’épuiser financièrement et finit par se voir acculé à la faillite en 1916. Cet effondrement a sans doute été entraîné par des pratiques de gestion trop aventureuses et par un modèle commercial globalement peu viable sur le long terme. En outre, malgré ses tirages respectables, La revue Femina elle-même a sans doute contribué à grever les finances du groupe Lafitte, notamment en raison de l’hypertrophie de la bulle Femina : pour mieux servir les lectrices du magazine, Lafitte fait en effet le choix de déménager dans de nouveaux locaux plus luxueux en 1907 et d’investir dans un théâtre, décisions lourdes de conséquences d’un point de vue financier. Lorsque Hachette rachète les éditions Lafitte, puis fusionne Femina avec son propre titre féminin, La Vie heureuse, en 1917, il lui incombe donc de rationaliser le fonctionnement du groupe en général, et de Femina en particulier. Cette volonté de revenir à un modèle plus conformiste se traduit par un appauvrissement général du magazine, qui se voit largement privé des éléments qui constituaient son originalité. La part de l’illustration diminue et sa mise en page se simplifie, la variété des contenus se réduit drastiquement et la qualité stylistique du magazine devient moindre. Cette évolution prolonge cependant une tendance déjà perceptible avant-guerre et qui n’est donc pas exclusivement attribuable au rachat par Hachette.
Deuxième partie
Femina et ses pairs
Chapitre premier
Vers un nouveau marché : Femina face à un monde nouveau
Au cours de la période 1901-1922, et surtout après la première guerre mondiale, le monde de la presse et de l’édition dans son ensemble connaît des transformations majeures. Le marché se révèle en effet globalement saturé et le foisonnement du long XIXe siècle fait place à une simplification de l’offre. Par ailleurs, la presse féminine se transforme et prend une direction nouvelle à laquelle Femina peine parfois à s’adapter : paradoxalement, alors que c’est le magazine de Lafitte qui paraît à la source de ce changement de cap, il ne parvient pas à conserver son avance sur la concurrence. Ses atermoiements vis-à-vis du féminisme paraissent notamment constituer un important point de friction avec le public visé par le titre. Heurtée de plein fouet par la faillite de son créateur et délaissée par Hachette qui ne semble nourrir pour le titre qu’un intérêt très tiède, la revue Femina se voit largement supplantée à partir de 1920 par Vogue auprès du lectorat moderne qu’elle avait pourtant contribué à sensibiliser à cette formule nouvelle.
Chapitre II
Une affaire de famille : Femina, La vie au grand air et Excelsior
Le groupe Lafitte se signale par une très forte cohérence interne et tous ses magazines se voient unis par d’importantes similitudes, qui en forment pour ainsi dire le patrimoine génétique : une forte complicité avec le lecteur reposant sur des pratiques d’écriture particulières, une sélection revendiquée du lectorat selon des lignes de classe, une préoccupation pour des thèmes très précis, en particulier le sport et les mondanités, et un intérêt pour le dialogue non hiérarchique entre image et texte. La grande proximité de ces publications ne les autorise pas à cohabiter en bonne intelligence : leurs contenus se révèlent tellement similaires que les magazines se retrouvent en réalité placés en concurrence. Par ailleurs, chaque nouveau titre créé paraît constituer une étape supplémentaire de la réflexion menée par Pierre Lafitte sur le renouvellement de la presse. Dans ce contexte, le dernier-né finit toujours par supplanter son aîné immédiat à la proue du groupe ; si La Vie au grand air ne semble pas trop souffrir de la création de la revue Femina, cette dernière se voit en revanche très affaiblie par la création d’Excelsior, vers lequel un certain nombre de contenus publiés auparavant par Femina se voient redirigés.
Chapitre III
« Je t’aime, moi non plus » : Femina et La vie heureuse
La Vie heureuse, créée en 1902, demeure la principale revue concurrente de Femina jusqu’à la fusion des deux titres en 1917. Le magazine de Hachette n’hésite pas à copier de très près son prédécesseur, profitant de sa date de parution en milieu de mois pour traiter sous un autre angle des sujets abordés dans le numéro de Femina publié le premier du mois. La Vie heureuse s’approprie aussi, avec plus ou moins d’adresse, les innovations graphiques développées par Femina sans jamais parvenir au même niveau de maîtrise, mais en proposant une imitation d’une qualité suffisante.
Cependant, Hachette ne se contente pas d’une scolaire reproduction, mais propose au contraire des innovations qui lui sont propres. La plus notable paraît être la création d’un supplément, Le Conseil des femmes. Selon une teneur plus ouvertement féministe, celui-ci complète avant tout les articles parus au sein de La Vie heureuse. Les deux titres fonctionnent en effet en étroite association : La Vie heureuse offre, pour un thème donné, un traitement superficiel et Le Conseil des femmes fournit aux lectrices les informations complémentaires. Ce supplément, vendu trente centimes – un prix très élevé au vu de la médiocre qualité de son papier et de l’absence totale d’illustrations – permet ainsi à Hachette d’absorber une partie des coûts de production de La Vie heureuse. Par ailleurs, le magazine n’hésite pas à s’ouvrir à un lectorat plus large et publie de nombreuses rubriques à visée pratique ; il choisit en outre des feuilletons relevant nettement du roman populaire, à la différence des récits plus ostensiblement littéraires sélectionnés par Femina. Plutôt que des nouveautés formelles ou de fond, La Vie heureuse développe donc des stratégies commerciales originales afin d’assurer la viabilité de sa formule sur le long terme.
Troisième partie
Au bonheur des dames ? La revue et ses lectrices
Chapitre premier
Connaître son rang, connaître sa place : Femina, les lectrices et les autres
Les publications du groupe Lafitte se caractérisent par un strict cloisonnement social de leur lectorat et Femina ne fait pas exception à la règle : la revue s’adresse à des lectrices issues de la moyenne et haute bourgeoisie urbaine, à l’exclusion – implicite sinon explicite – de tout autre public. Tant le magazine lui-même que la bulle Femina portent un projet d’éducation totale de la lectrice, qui se voit entourée et guidée en permanence, et que l’on encourage à développer son identité selon des modes particuliers, influencés non seulement par son genre, mais aussi et surtout par sa classe.
Dans ce contexte, le traitement par le magazine des femmes et des hommes issus des milieux populaires répond à un double besoin : d’une part de marquer clairement des différences présentées comme naturelles entre la lectrice et ses inférieurs, d’autre part de justifier et de renforcer les systèmes de domination existants.
Oscillant entre une grande méfiance envers les « grandes masses prolétariennes » et une expression féminisée du paternalisme bourgeois – que l’on peut qualifier de « maternalisme » –, Femina propose à ses lectrices de ne pas se considérer comme des femmes et des bourgeoises, mais comme des femmes-bourgeoises, et de rendre indissociables ces deux facettes de leur être social.
Chapitre II
Le fardeau de la femme blanche
Le lectorat de Femina se voit tout autant invité à se fédérer selon des lignes de race que selon des lignes de classe. Alors que les entreprises coloniales européennes battent leur plein et que les systèmes de domination raciale se rigidifient, on assiste au développement d’une véritable identité blanche, qui se module en fonction du statut individuel du dominant. Le regard du Blanc n’est pas celui de la Blanche, le pouvoir du colonisateur ne s’exprime pas comme celui de la colonisatrice ; en d’autres termes, le racisme, comme bien d’autres phénomènes de domination, se révèle genré.
Femina encourage ainsi ses lectrices à se penser à la fois en comparaison et en opposition avec les femmes racisées et colonisées, et à bâtir leur propre compréhension de leur féminité à travers une représentation caricaturale de divers « types », comme Femina les qualifie. Au premier rang de ces « types » se trouvent « l’Asiatique » et « la musulmane », deux figures qui deviennent prétexte à tous les fantasmes. Le magazine propose également à son lectorat de s’approprier ces structures de domination et en fait une condition d’une identité féminine proprement moderne : l’exercice de cette forme de pouvoir, y compris sur les hommes racisés et colonisés, participe de l’élaboration d’un nouvel idéal féminin. Femina fait en outre le choix de mettre en avant une spécificité – et souvent une supériorité – du peuple français en général, et de la femme française en particulier. Ces délimitations se voient essentialisées par un recours à des notions biologiques et s’incorporent dès lors sans difficulté au sein de rôles de genre encore largement perçus comme issus d’une nature intrinsèque plutôt que d’un conditionnement social.
Chapitre III
Le corps et son image
En raison de son statut de magazine féminin illustré, Femina se voit très fréquemment confrontée à la nécessité de représenter le corps des femmes. Les pages de mode bien sûr, mais aussi les véritables reportages sur divers sujets proposés aux lectrices, imposent à la rédaction du magazine de se pencher sur l’épineuse question de l’image du corps féminin. À travers un très riche dialogue entre gravure et photographie, et un recours habile aux propriétés très différentes de ces deux techniques d’illustration, Femina brouille les limites des rôles de genre. En employant la gravure, qui tend à idéaliser et à mettre à distance, Femina module l’effet de certaines représentations sur les lectrices et atténue un propos iconographique qui attaquerait trop frontalement les normes sociales ; en se servant de la photographie, qui produit quant à elle un effet de véracité et d’instantanéité, le magazine met au contraire en exergue l’exactitude de certaines représentations à valeur plus anxiolytique. En unissant les deux techniques, Femina banalise certaines évolutions de la condition féminine et légitime au moins certaines ambitions. Par ailleurs, la réclame, qui touche par nécessité à certains des aspects les plus matériels du corps féminin, contribue à l’émergence puis au renforcement d’une féminité nouvelle, soumise au double impératif de tonicité sportive et de l’entretien du corps par les soins cosmétiques.
Conclusion
Femina constitue donc un point d’inflexion essentiel dans l’histoire de la presse française dans son ensemble : si les innovations introduites par la revue ne lui sont pas, dans leur ensemble, absolument propres et qu’elles apparaissent également dans les pages d’autres titres du groupe Lafitte, Femina a nettement enrichi l’approche du groupe à l’égard de l’image, notamment à travers le dialogue constant qu’elle entretient dans ses pages entre gravure et photographie. Le bimensuel a en outre contribué à enrichir l’arsenal graphique du groupe Lafitte en lui donnant accès à de nouveaux sujets, qu’il ne pouvait pas aborder avec la même profondeur dans les pages de ses autres titres. Le magazine a également pu être employé comme serre d’acclimatation pour une formule nouvelle de presse, qui place la publicité en son cœur plutôt qu’à sa périphérie. Dans les pages de Femina, la réclame devient un contenu à part entière et ce modèle se verra imité par la suite par bien des titres.
Au-delà de ces transformations, aussi notables soient-elles, le rôle d’ambassadrice de Femina ne peut pas non plus être sous-estimé : ses tirages importants impliquent un lectorat d’une taille respectable, qui se voyait sans doute pour la première fois réellement exposé à l’information par la photographie, celle-ci étant qui plus est construite avec une maîtrise remarquable. Grâce à Femina, la presse photographique a pu pénétrer dans des intérieurs et toucher des publics auparavant inaccessibles ; on peut sans doute considérer qu’elle a joué un rôle de vecteur d’acculturation et qu’elle a familiarisé tant ses lectrices que leur entourage à une nouvelle grammaire de l’image.
Enfin, Femina occupe une place à part dans l’écosystème de la presse féminine française : le modèle qu’elle introduit en France en 1901 et qui constituait à l’époque l’exception, est aujourd’hui la règle. Des innovations généralement attribuées à Vogue ou à Marie-Claire – pour n’en citer que quelques-unes, l’emploi de la photographie, l’émergence d’un nouveau modèle de féminité fondé sur un idéal d’énergie et d’éternel optimisme, le rôle du magazine féminin comme vecteur de publicités et ses liens avec le grand capitalisme, le développement d’espaces de sociabilité autour du titre, la personnalisation de l’écriture visant à faire oublier l’anonymat d’une lectrice parmi d’autres – sont en réalité déjà présentes dans Femina, et ce sous une forme très aboutie. Le bimensuel a en fait servi de matrice à l’ensemble d’un courant médiatique dont les influences se font encore sentir aujourd’hui au sein de l’offre de presse destinée aux femmes.
Planches
Articles de Femina, de La Vie heureuse, de La Vie au grand air, d’Excelsior et de Je sais tout. — Illustrations.