Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Introduction au manuscrit
- Chapitre premier
- Le Naf 6514, une pièce unique parmi les manuscrits de théâtre médiéval
- Chapitre II
- Un témoin pour la moralité de L'homme pécheur
- Chapitre III
- Pistes de comparaison à partir du rôle et du résumé de l'imprimé
- Chapitre IV
- Vers la scène : représentations connues et aspects scéniques du rôle
- Deuxième partie
- La langue du texte
- Préambule
- Un rôle bilingue
- Chapitre premier
- Considérations générales
- Chapitre II
- Éléments d'étude linguistique : sons et graphies ; morphologie ; syntaxe ; versification
- Troisième partie
- Édition
- Chapitre premier
- Notes sur le système graphique et les conventions d'édition
- Chapitre II
- Notice du manuscrit
- Chapitre III
- Édition
- Glossaire
- Compléments de lecture
Introduction
Découvert au début des années 2010 par Estelle Doudet, alors maître de conférences à l'université Lille 3, Darwin Smith, directeur de recherches au Cnrs, et Giovanni Matteo Roccati, professeur à l'université de Turin, le manuscrit nommé par commodité « rôle de l'Homme pécheur », conservé au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France sous la cote Naf 6514, apparaît déjà, partiellement édité, dans l'essai d'habilitation d'Estelle Doudet (Essai sur les jeux moraux en moyen français (1430-1560), itinéraires pour un voyage, sous la direction de Jacqueline Cerquiglini-Toulet, université Paris-Sorbonne–Paris IV, 2013). Dans le cadre d'un mémoire de master puis d'une thèse d'école, il s'agissait donc de fournir une première édition intégrale du texte, accompagnée de quelques outils de repérage et de compréhension. Le manuscrit est disponible en version numérisée sur la plateforme Gallica (BnF), ce qui donne au lecteur la possibilité d'y rapporter le texte édité.
Le manuscrit est lacunaire ; sur les pages de garde ajoutées lors de la reliure, il est décrit par la mention « Moralité (fragment) ». Il s'agit en effet d'un type de document très particulier, à savoir un « rôle d'acteur » ou « rôlet », manuscrit de pratique théâtrale utilisé par l'un des acteurs d'une représentation pour apprendre ses répliques. Le texte est celui d'un seul des personnages de L'homme pécheur, pièce attestée à la fin du xve siècle (datation qui semble cohérente avec les caractéristiques du manuscrit) par diverses mentions en archives et imprimés et rattachée par la critique, depuis le xixe siècle et notamment l'historien du théâtre Louis Petit de Julleville, au genre de la moralité. Il s'agit du personnage central de la pièce : Homo, l'Homme. En effet, alors que ses répliques sont notées dans leur intégralité, on ne trouve des autres personnages que leurs noms et les fragments de vers qui précèdent immédiatement les répliques de l'Homme.
Ce type de manuscrit n'est que très rarement parvenu jusqu'à nous : c'est pourquoi l'essai introductif, avant toute autre chose, tente une synthèse des principaux éléments connus et exploités par les chercheurs quant aux différents types de sources sur lesquelles se fonde l'étude du théâtre médiéval, en s'intéressant principalement aux manuscrits et, parmi eux, aux manuscrits liés à la pratique – au premier rang desquels figurent les rôles, qui sont parmi les plus rares.
Après ce rappel historiographique et codicologique sur le vaste corpus de sources dont fait partie le rôle, l’essai réunit quelques aperçus et instruments visant à initier une réflexion sur le manuscrit en lui-même, puis sur le texte qu'il contient et les perspectives qu'offre sa comparaison avec les versions imprimées qui nous sont parvenues. Il se poursuit avec la question de la scène en évoquant les représentations connues de la pièce et les aspects « scéniques » du rôle, puis avec un bref commentaire de certains de ses aspects linguistiques ; enfin, il s'achève sur une explication des conventions adoptées dans l'édition du texte.
Sources
Nous nous sommes appuyés principalement sur le manuscrit édité, conservé au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, et sur l'édition d'Antoine Vérard conservée à la British Library, dont le recueil des moralités compilé par Werner Helmich offre un fac-similé (Moralités françaises, Genève, 1980). L'édition de Guillaume Eustache, conservée à la Réserve des livres rares de la BnF, a également pu être consultée ponctuellement.
En ce qui concerne les quelques attestations en archives mentionnées dans l'introduction, elles sont extraites d'ouvrages de littérature secondaire qui les reproduisent. Nous n'avons malheureusement pu consulter d'autres archives pour trouver d'autres éventuelles représentations de la pièce.
Par ailleurs, sans qu'il s'agisse stricto sensu de sources, plusieurs ouvrages de référence et bases de données ont été employés pour les besoins du glossaire, des annexes et de l'introduction : ainsi les bases Patrologia Latina Database et Vetus Latina Database ont-elles été consultées. Du point de vue lexicographique, il est fait usage du Dictionnaire du moyen français, mais aussi du Franzözisches Etymologisches Wörterbuch de Walter von Wartburg, du Dictionnaire étymologique de l'ancien français, du Dictionnaire de l'ancienne langue française de Frédéric Godefroy, du Nouveau Corpus d'Amsterdam.
Première partie
Introduction au manuscrit
Chapitre premier
Le Naf 6514, une pièce unique parmi les manuscrits de théâtre médiéval
Afin de situer le manuscrit dans l'univers des sources documentant le théâtre médiéval, l'introduction commence par un rappel des divers documents dont ces dernières se composent. Cette présentation est menée selon deux axes complémentaires : donner un aperçu des divers types de sources disponibles du point de vue historique et littéraire et évoquer l'usage qui en a été fait ou en est actuellement fait par les chercheurs, ainsi que leur (éventuelle) fortune éditoriale.
Les documents d'archives sont abordés les premiers, étant certes les plus éloignés du texte de théâtre, mais non moins essentiels à la mise en contexte d'un manuscrit comme le rôle. La recherche de ces dernières décennies a insisté sur le fait que le phénomène théâtral au Moyen Âge est en grande partie un phénomène de société et de communauté(s), des corps de ville aux confréries, et a employé les archives de ces communautés pour montrer comment l'univers des fatistes, producteurs et acteurs se confond avec un tissu surtout urbain qui recouvre des réalités politiques et sociales, administratives et juridiques autant que spirituelles et esthétiques.
La tendance « archivisante » des études sur le théâtre, plus que jamais à la croisée de l'histoire et des lettres, n'a pas pour autant mené à un abandon des textes. Leur étude a ainsi pu bénéficier de lectures nouvelles et de remises en contexte qui se sont accompagnées d'un regain d'activité éditoriale avec la parution de textes isolés mais aussi de recueils, notamment pour le théâtre dit « comique » (farce, sottie, moralité). Si une bonne partie du corpus édité et étudié se compose d'imprimés – dont le texte est plus aisément accessible que celui des manuscrits et qui bénéficient d'un ensemble d'outils de repérage poursuivi jusqu'au début de la présente décennie –, les manuscrits ne sont pas pour autant en reste puisque les répertoires mélangent souvent les deux types de source. Ils restent également présent dans les éditions dans la mesure où toutes les (versions des) pièces ne nous parviennent pas sous forme imprimée, mais aussi où certains manuscrits, comme les rôles, présentent des spécificités que les imprimés ne comportent guère.
Ainsi, depuis la fin des années 1980, chercheurs et éditeurs ont porté une attention particulière aux différents types de manuscrits liés au théâtre du Moyen Âge, parmi lesquels les manuscrits de rôle. Les travaux d'Elisabeth Lalou, Darwin Smith et Graham Runnalls ont ainsi permis l'émergence d'une typologie certes indicative (elle ne cherche pas à nier la diversité du corpus), mais qui offre une vision d'ensemble où peut s'inscrire le rôle de l'Homme pécheur. Après avoir évoqué le processus de création et de copie du texte, le travail présente donc une synthèse comparative de ces articles en évoquant les divers types de manuscrits distingués, avant de s'attarder sur les rôles. Parmi les grands critères de distinction évoqués, on peut citer le volume, le type de support (papier, parchemin) et son agencement (rouleau, cahiers), ou encore les traits liés à l'usage qui est fait du manuscrit : conservation à moyen ou long terme ou emploi éphémère lié à une mise en scène.
En ce qui concerne le rôle, ces caractéristiques sont donc discutées plus en détail et comparées avec celles du manuscrit édité. Ce dernier se présente sous la forme d'un ensemble de cahiers reliés sur onglet au xixe siècle (sans doute à son entrée dans les collections, à l'été 1893). Ses dimensions correspondent à ce qu'il est convenu d'appeler « format agenda » : une dizaine de centimètres de large, une trentaine de long (295 x 108 mm). Le recto et le verso des feuillets ont reçu une gothique cursive de la fin du xve siècle, relativement soignée et aérée sans être livresque. Les lignes sont serrées (une petite cinquantaine sur 37 feuillets, pour 3 400 vers au total). Par comparaison aux critères donnés par Graham Runnalls, les points les plus remarquables sont :
— le support (cahiers dont les deux faces sont employées et non rouleau fait de plusieurs morceaux inscrits uniquement au recto, sans doute en raison du volume de texte) ;
— l'aspect relativement soigné du manuscrit (les rôles sont souvent d'assez mauvaises copies, fautives et raturées ; celui de l'Homme pécheur, sans être exempt d'erreurs, porte une écriture soignée sauf dans les ajouts et corrections ainsi que certaines didascalies) ;
— son état de conservation (manuscrits éphémères, non reliés et fragiles, les rôles ont rarement traversé les siècles dans leur intégralité et le volume conservé pour l'Homme pécheur est unique).
En outre, on remarque plusieurs équivalents des réclames présentes dans les imprimés de l'époque. Au regard des autres rôles connus, notamment ceux évoqués par Elisabeth Lalou et plus particulièrement le rôle de sainte Barbe édité par Jacques Chocheyras, celui de l’homme pécheur est tout d'abord le plus long à avoir été découvert. Il est également caractérisé par la présence de noms de personnages, de didascalies et de signes de renvois (même si leur objet demeure inconnu).
Sans être uniques, les traits évoqués ne se trouvent pas dans tous les rôles ; leur apparition s’explique sans doute par les dimensions du rôle (3 400 vers environ, contre 144 pour le plus long de ceux présentés par Elisabeth Lalou), mais il n'en semble pas moins que pour un manuscrit censément tourné vers la pratique, le rôle de l'Homme pécheur est remarquablement clair et bien présenté. De même, alors que la quasi-totalité de ses cousins est perdue, sa condition matérielle laisse ouverte la possibilité qu'il ait été conservé à dessein dès l'époque de la représentation. Le texte semble avoir survécu presque dans son intégralité si on le compare aux autres témoins attestés de la pièce, bien que les versions divergent ; c'est d'ailleurs au problème de la pièce, envisagée sous ses aspects historique et surtout textuel, que se consacre la suite de l'essai.
Chapitre II
Un témoin pour la moralité de L'homme pécheur
Le texte du rôle correspond à celui d'une pièce de théâtre connue par diverses sources qui en mentionnent quelques représentations ou en donnent le texte imprimé, entre la fin du xve et le début du xvie siècle. Elles s'accordent à donner à la pièce le nom de L'homme pécheur, repris par l'historien Louis Petit de Julleville et, après lui, les historiens et critiques modernes. Moralité pèlerine et pénitentielle, ce jeu met en scène une sorte de « pèlerinage de vie humaine » sans être une dramatisation directe du poème de Guillaume de Digulleville (qui existe par ailleurs dans le corpus des moralités). Dans les versions imprimées, après avoir entendu le récit de la Création, le spectateur assiste à l'arrivée de l'Adolescent, puis d'une seconde hypostase, l'Homme, personnage principal de la pièce, et au déroulement de la vie de ce dernier. Il rencontre Dieu et le Diable, les Vertus et les Vices, les gardiens (un Ange, sa Conscience, la Raison, l'Entendement…) et les ennemis de son âme (le Péché, les Empêchements qui veulent le détourner de la voie du salut…) ; il fait l'expérience du péché et est condamné à la damnation par Justice divine avant de se corriger grâce à Confession et Pénitence qui lui permettent de mourir en odeur de sainteté. Il cède alors sa place à L'âme du Pécheur, qui reçoit la confirmation du pardon divin et accède au paradis.
Comme souvent dans le théâtre religieux du Moyen Âge, la pièce fait un emploi extensif de l'allégorie : ces nombreux êtres surnaturels ou principes théologiques deviennent des personnages à part entière, que l'on retrouve pour certains dans le rôle aux accroches des répliques de l'Homme, tandis que d'autres sont absents de l'imprimé. Ainsi Dyabolus, Lecherie, Venus ou encore Peccatum : latin et français, notions abstraites et figures mythologiques et religieuses se mêlent aux côtés du personnage principal, Homo.
La situation dans le rôle est donc proche de ce qu'elle est dans l'imprimé, sans être identique : quelques pistes de comparaison sont abordées, tandis que les outils critiques proposés offrent le début d'une démarche comparative plus systématique. En premier lieu, les éditions imprimées connues sont recensées et brièvement décrites ; quelques remarques sont faites quant à leur éventuel rapport aux représentations. C'est ensuite la question de la comparaison entre les différentes sources qui est évoquée : en effet, l'un des intérêts majeurs du rôle dans le champ des textes théâtraux du Moyen Âge qui nous sont parvenus est de permettre dans des termes relativement privilégiés la comparaison entre un texte donné à lire et un texte joué, pour la même pièce et dans une échelle temporelle assez restreinte. En outre, l'imprimé offre des réponses à une grande partie des problèmes de compréhension posés par le rôle en ce que son intrigue permet de replacer la majeure partie des répliques dans un contexte qui semble cohérent, tout en initiant une comparaison qu'esquissent à la fois les outils proposés à côté de l'édition et la suite de l'introduction.
Le premier de ces outils est le résumé de la pièce à partir du rôle et de l'imprimé. Contrairement aux textes dont le support employé présente une version intégrale – ou, du moins, dont la nature fragmentaire n'est pas structurelle mais conjoncturelle, à cause d'une détérioration des témoins du texte –, le rôle de l'Homme pécheur ne permet pas à lui seul un résumé cohérent de l'argument. La solution proposée est double : elle consiste en un résumé détaillé de l'ensemble de la pièce telle que la donne l'imprimé et en un résumé succinct du rôle réplique à réplique.
La navigation entre les deux résumés ou entre résumés et édition est permise par la numérotation des répliques du rôle et le repérage de leurs équivalents, lorsque l'on en trouve, dans l'une des versions imprimées. Les deux résumés notent ces correspondances, tout comme la table des répliques du rôle présentée dans les compléments de lecture. L'édition la plus ancienne, celle d'Antoine Vérard, a été retenue car elle semble la plus proche chronologiquement et comporte des similitudes frappantes avec le texte.
Chapitre III
Pistes de comparaison à partir du rôle et du résumé de l'imprimé
La comparaison entre l'argument de la pièce telle qu'on la lit dans l'édition Vérard et celui que laisse apparaître le rôle montre que la plupart des passages du rôle correspondent réplique pour réplique voire mot pour mot, du moins en ce qui concerne le rôle de l'Homme, à l'imprimé, tandis qu'à d'autres moments les deux versions divergent. Plusieurs niveaux de comparaison se dessinent : une comparaison « quantitative » visant à estimer le volume comparé de la version dont témoigne le rôle par rapport à l'imprimé, une comparaison globale de l'agencement des scènes, une comparaison des scènes entre elles (agencement des motifs et des répliques au sein des scènes) et une comparaison réplique à réplique visant à observer les divergences de détail.
La première piste esquissée ici réside dans la présence, l'absence et/ou l'importance de certains personnages selon les deux versions. Ainsi note-t-on que les sept péchés n'apparaissent pas dans le rôle, où Venus et Lecherie semblent donner la réplique à l'Homme à leur place ; de même, Raison et Entendement, Aumône, Oraison ou Jeûne, qui dans l'imprimé donnent certaines des accroches de l'Homme, ne se trouvent pas dans le rôle qui ne note pas les passages où ils apparaissent ou en donne une version différente dont ils sont absents. On trouve ainsi une accroche dite par Entendement dans l'imprimé et allouée à Compassion dans le rôle (rép. lxxxv) ; si cela ne suffit pas à affirmer qu'Entendement soit absent, on observe au moins qu'il n'a pas de dialogue suivi avec l'Homme alors que c'est le cas dans l'imprimé. Cette remarque vaut pour l'ensemble des personnages qui n'apparaissent pas dans le rôle. Plus généralement, le fait que l'Homme ait moins d'interactions avec d'autres personnages peut faire soupçonner que la version de la pièce dont provient le rôle pouvait être plus resserrée autour de ce personnage.
Si l'on s'intéresse de plus près à l'une des scènes, on constate qu'à l'approche de sa mort, l'Homme dialogue encore avec tous ses gardiens chez Vérard, tandis que le rôle favorise un dialogue plus restreint avec Conscience dont le ton est plus intime. Alors que l'imprimé conserve un octosyllabe à rimes plates à ce niveau, le rôle opte pour l'hexasyllabe et modifie le schéma de rimes. Cette impression de proximité, qui devient presque le principe dramatique et textuel de ce que la métrique et l'absence de suite dans le rôle semblent bien isoler comme la dernière « scène » du protagoniste, illustre la façon dont le manuscrit tend à resserrer les rapports entre Homo et les autres personnages – il nous paraît créer, toutes proportions gardées, des liens plus étroits et moins formels avec un plus petit nombre d'intervenants.
À un niveau d'analyse plus large, en termes d'agencement des épisodes et des scènes et au niveau de leur enchaînement dans l'intrigue, on peut émettre quelques remarques semblables : Venus et Lecherie semblent équivaloir, en termes dialogiques, aux sept Vices présents dans l'imprimé (quand bien même ils seraient présents dans le rôle, ils n'auraient pas autant de relations dialogiques directes avec l'Homme). Dans certains cas, une même réplique peut aussi apparaître à différents endroits de l'intrigue. Le cas des premières répliques du manuscrit est également évoqué : en comparant la progression des scènes du monologue initial à la scène de taverne et de jeu avec les Empêchements, on observe que l'intrigue du manuscrit semble prendre un chemin différent de celle de l'imprimé, avant de la rejoindre. On peut se demander s'il n'y a pas absence, dans le rôle, de la scène de l'Arbre des Vices, avec resserrement de l'intrigue autour de Venus et Lecherie en lieu et place des sept Vices. Or, du fait des jeux de miroir et de répétition entre répliques et épisodes à l'œuvre dans la pièce, l'absence ou la présence des Vices amène également à voir le passage de la confession, où les péchés sont peu à peu extirpés de Conscience, d'un œil assez différent, ne serait-ce que d'un point de vue scénique. Que peut-on inférer de ces observations quant à la quantification de la pièce telle qu'on la voit – certes partiellement – dans le rôle par rapport à celle de l'imprimé ? La question est évidemment délicate du fait de la nature partielle du manuscrit. Toutes les évaluations qu'on peut être amené à faire reposent sur le présupposé qu'il y a proportionnalité relative entre les éléments correspondants des deux versions, ce qui est invérifiable. Il semble toutefois difficile, au vu du thème de la pièce, de reléguer le personnage de l'Homme au second rang. La concentration de la matière dramatique autour de ce personnage, qui semble caractériser l'arrangement des épisodes dans la version dont provient le manuscrit, laisse à penser que la différence de taille à l'échelle de l'ensemble de la pièce pourrait suivre un principe semblable. L'imprimé témoignerait donc d'une version plus longue et/ou plus « complète », qualificatif qu'il faut certes manier avec prudence dans un théâtre qui fonctionne souvent par arrangement et réarrangement d'épisodes. Aucune certitude n'est permise à cet égard ; or ce sont de telles analyses de « masse » qui pourraient permettre de rapporter le rôle à ce que nous savons de certaines représentations de L'homme pécheur.
Chapitre IV
Vers la scène : représentations connues et aspects scéniques du rôle
Parmi les représentations connues de la pièce, étudiées par les historiens du théâtre, aucune ne semble s’imposer comme étant celle dont serait issu le rôle. Une recherche plus approfondie dans les services d'archives serait une étape indispensable à tout chercheur souhaitant relier le manuscrit à une représentation. Le rôle seul suffit en revanche à observer certains des « indices » qui le distinguent d'un document destiné à la lecture : noms de personnages, didascalies et un ensemble plus complexe de signes et de chiffres.
Les premiers diffèrent du corps de texte par leur mise en page et, semble-t-il, leur écriture, ce qui peut conduire à soupçonner qu’une deuxième main pourrait avoir tracé une partie des didascalies et des signes, ainsi que certaines corrections. Le fait qu'ils apparaissent ne va pas de soi : exceptionnelle parmi les rôles, cette caractéristique évoque d'autres types de manuscrits liés aux performances, notamment l'abrégé (version complète de la pièce copiée pour être la référence dans tous les aspects de la représentation). On peut y voir, faute d'analyses comparatives plus spécifiques, un moyen de repérage dans le texte, de clarification dans la mise en page par la hiérarchisation des éléments textuels et diacritiques et une aide à la mémorisation de l'enchaînement des répliques et de la progression de l'intrigue liée à la longueur du rôle.
Comme l'imprimé, le rôle inclut des didascalies qu'il met en valeur graphiquement ; toutefois, elles sont loin d'y être omniprésentes. L'imprimé en comporte bon nombre, étant à peu près sept fois plus long ; son point de vue embrasse la représentation dans son ensemble. La fonction des didascalies n'est pas non plus tout à fait la même selon la source : la tendance générale dans le manuscrit est à un usage des didascalies plus ciblé, plus ponctuel, alors que l'imprimé cherche à donner une vision globale mais détaillée des mouvements et attitudes que le lecteur doit imaginer. Le rôle, en accord avec sa nature plus « technique », montre par endroits des tendances à abréger les consignes de jeu – on peut supposer que l'acteur n'a besoin que de quelques mots pour s'en souvenir quand il commence à connaître la pièce – ou à prendre en compte la durée des actions qu'il note. Certaines didascalies sont également contenues dans le texte même du personnage, tandis que l'imprimé tend à les répéter même lorsqu'elles sont de l'ordre de l'évidence. Il faut toutefois observer que l'emploi de la didascalie dans le rôle est divers ; peut-être faut-il d'ailleurs y déceler deux groupes de didascalies : le premier, d'une écriture plus soignée et posée, mieux intégré dans le corps du texte, semble le fait du copiste, tandis que l'autre, tracé plus vite, pourrait être le fait d'une seconde main. C'est ce dernier qui paraît insister sur des détails plus ponctuels et moins sur les grandes étapes du déroulement de l'intrigue. Fait surprenant, certaines didascalies ne requièrent pas précisément une action de la part du personnage ; elles décrivent davantage la progression de l'action.
Outre les didascalies, les divers types de « signe » que l'on trouve dans le rôle, compris comme éléments non-textuels, verbaux ou graphiques, donnent des indications extérieures au texte noté. Les éléments verbaux incluent quatre ordinaux latins (primus, etc.) placés au début des dialogues de l'Homme avec chacun des quatre Empêchements, deux mots isolés (visu et auditu) qui semblent rubriquer la réplique qu'ils accompagnent (tout comme les ordinaux isolent des scènes spécifiques) et trois membres de phrases qui semblent équivaloir à des réclames. Sans doute le fait du copiste, ces membres de phrase placés au bas d'un feuillet pour anticiper sur le premier vers du feuillet suivant n'ont pu recevoir d'explication autre que l'assemblage des feuillets, notamment parce qu'on n'en trouve que trois pour les 37 feuillets du rôle.
En ce qui concerne les signes non-verbaux (graphiques), du tiret au pied-de-mouche, leur interprétation est rendue difficile par l'absence de référent autre que le rôle pour la représentation dont il est issu, car ces signes font sans doute écho à des divisions dans la représentation (fin d'une journée, d'un passage…) et à des renvois à certains types de jeu de scène, ponctuels ou affectant l'ensemble d'une réplique. Ils sont d'ailleurs relativement rares, mis à part les tirets, ce qui ne facilite guère leur interprétation. Il est toutefois important de poser la question du référent : y a-t-il, selon les occurrences, renvoi à un autre manuscrit (et lequel), à un jeu connu de l'acteur, à un document annexe préparé par ce dernier ? S'il y a renvoi à un autre manuscrit, les références qui y sont faites au sein d'un rôle peut sembler problématique. Enfin, il faut évoquer parmi les signes ceux qui semblent davantage liés au texte en lui-même : virgules (sous forme de traits verticaux) et points peuvent avoir divers rôles qu'il n'est pas toujours aisé de distinguer.
Deuxième partie
La langue du texte
Préambule
Un rôle bilingue
L'emploi du latin dans le rôle mérite un bref commentaire. Tout d’abord l'aspect codicologique de l'insertion des éléments textuels latins (détaillés en annexes, ces éléments comprennent des citations et des éléments plus liturgiques ainsi qu'une citation au sein d'une didascalie ; par convention, nous les désignons par le terme générique de « citation ») : certaines sont fortement mises en valeur et d'autres plus discrètes. Les critères relevés sont l'insertion ou non de la citation dans une réplique en français ; l'intégration au mètre et à la rime ; l'éventuelle coupe du texte ; la présence ou non d'une incise ou d'une phrase d'introduction ; la présence ou l'absence de traduction.
D'après ces critères, on peut observer comme une « physionomie » de la pièce dessinée par le rapport entre le latin et le français : dans les temps forts de l'intrigue, marqués par une importante progression de l'Homme vers le salut, ainsi qu'au début de la pièce, se trouvent les inserts non traduits, de nature liturgique (prières, hymnes…) : ils sont sans doute bien connus des spectateurs comme des acteurs et ne servent pas à faire avancer l'action ou le dialogue, mais à en marquer les temps forts et mémorables. Inversement, dans les passages de « transition », plus argumentatifs, la traduction est ressentie comme nécessaire. On y trouve surtout des citations, qui sont plus aisément mêlées au français par l'insertion dans la colonne de texte ou par le passage d'une langue à l'autre au sein d'un même vers : leur aspect formel importe moins et elles ne nécessitent pas d'arrêt dans l'action puisque, au contraire, elles visent à la faire avancer. Elles sont également traduites et glosées : « langue commune » pour les prières, le latin l'est beaucoup moins pour les citations, sans doute moins largement connues du public. À peine esquissées en latin, car cela suffit à donner un gage d'autorité, elles comptent avant tout par le message transmis ensuite en langue vulgaire, à tel point qu'une citation peut être répétée avec deux traductions différentes. L'usage du latin – qui s'instaure dans les didascalies comme « métalangage » du rôle (moyen d'échange entre scripteur et acteur) – et l'apparition d'une citation dans l'une d'elles sont représentatifs d'un rôle qui, s'il est majoritairement écrit en français, laisse entrevoir un rapport aux deux langues plus complexe. Ce dernier se devine aussi dans le français tel que le pratique le texte.
Chapitre premier
Considérations générales
Les éléments d’analyse linguistique s'appuient sur l'ouvrage dédié à la langue française aux xive et xve siècles de Christiane Marchello-Nizia pour la plupart des traits généraux observés ; sont également convoqués les travaux de Pierre Fouché sur le verbe, de Gaston Zink sur la morphologie, de Robert Martin et Marc Wilmet sur la syntaxe et de Carl Theodor Gossen pour certains traits locaux. La langue du rôle est observée sous ces différents angles dans le but d'offrir une idée aussi large que possible des diverses perspectives qu'offre le rôle pour une étude linguistique que nous ne faisons qu'esquisser. Par exemple, une analyse approfondie des traits dialectaux reste à mener, notamment en raison du caractère tardif du moyen français présent dans le texte, qui les rend souvent marginaux et complique l'évaluation des proportions (mais aussi parce que plusieurs régions différentes ont pu être associées avec certains d'entre eux). Quelques-uns sont tout de même signalés à l'attention du lecteur ; de manière générale, on a tenté d'être sensible aux variations graphiques, sémantiques et syntaxiques qu'emploie le rôle, qui peuvent être facilitées, voire amenées par la versification mais n'en sont pas moins présentes. Ce phénomène d'alternance, fréquent dans le rôle, gagnerait à être exploré de manière plus systématique.
Le lexique de la pièce, dans des termes courants, possède un certain nombre de « doublons » non encore réduits assez caractéristiques des évolutions du moyen français (cuider / penser, donner / bailler…). D'autre part, s'il est rarement technique, on remarque sa variété, due à la diversité des sujets traités dans la pièce, et un certain nombre de locutions qui renforcent l'expressivité du texte. Par ailleurs, trait plus emblématique de la période, il fait une place non négligeable aux formes préfixées et suffixées (desmaudire, villenaille…) et ne se prive pas de termes plus techniques, notamment dans le domaine du juridique, ce qui participe d'un effet quelque peu savant que confirme la présence de traits latinisants. Certes liés à la thématique de la pièce, ces aspects se rencontrent cependant aussi dans les graphies, qui montrent un emploi fréquent de formes savantes ou latinisantes à côté ou au lieu de formes moins recherchées. Sans être nécessairement le fait de réfections opérées au xve siècle, ces formes créent une possibilité de variation, par exemple à la rime. On note ainsi la présence de nombreuses consonnes étymologiques, dont certaines sont fautives, un traitement de certaines voyelles potentiellement influencé par le latin ou encore la présence de mots au sens « relatinisé » (errer pour « se tromper », engins au sens étymologique d'« esprit »).
Chapitre II
Éléments d'étude linguistique : sons et graphies ; morphologie ; syntaxe ; versification
La relation entre sons et graphies est évoquée à partir de certaines grandes évolutions phonétiques du moyen français et de leurs conséquences sur les rimes, les graphies et la versification. Les résultats graphiques et phonétiques de la réduction ou du maintien de certains hiatus et diphtongues expliquent, par exemple, l'alternance graphique entre supplie et suppli selon la position du mot dans le vers, ou l'alternance entre les graphies en -oi(y), -ai(y) et -é à la désinence du futur de l'indicatif. En ce qui concerne les consonnes, la tendance à l'affaiblissement constatée en moyen français semble indiscutable phonétiquement, mais les graphies conservent largement la trace de l'état ancien (maintien de consonnes internes ou finales que d'autres indices désignent comme amuïes) et peuvent en jouer pour les besoins de la rime. Quelques cas particuliers et hapax sont également notés. Quant aux traits morphologiques du texte, les épicènes font l'objet d'un bref relevé chiffré de formes : à côté de formes non épicènes, certains des épicènes les plus courants, dont la mutation est plus lente dans la langue, se maintiennent dans le rôle. Par ailleurs, les préfixes apposés à cel et tel, trait peu fréquent dans les textes non techniques, rappellent le penchant du rôle pour le lexique juridique. Les pronoms (personnels, indéfinis, réfléchis, possessifs) et démonstratifs (notamment de rares formes composées avec cy) concluent ces relevés, avant que ne soit abordée la question de la morphologie verbale : le rôle présente en effet un certain nombre d'alternances. On relève par exemple la présence de radicaux sigmatiques et non sigmatiques, de radicaux hérités de l'ancien français ou plus récents dans la langue, ou encore une hésitation quant à la marque -s aux désinences de la première personne ; de manière générale, l'alternance est possible et, là encore, le texte exploite diverses possibilités, y compris pour un même verbe, selon les besoins de la versification.
Au niveau syntaxique, on a pu isoler quelques tendances globales du rôle. Il s'agit d'abord de l'emploi fréquent de doublons et autres procédés de liaison entre éléments de sens proches, sinon identiques, et de celui d'énoncés longs multipliant les subordonnées, souvent à l'aide de mots-outils. On note ensuite l'emploi des mots-outils comme chevilles syntaxiques également commodes du point de vue métrique. Certains de ces mots-outils prennent des valeurs diverses.
Enfin, de rapides remarques sont émises sur la versification dans le rôle. On revient ainsi sur le compte des syllabes et notamment sur la question du hiatus et de l'élision, ainsi que sur celle du rôle de h (ou plutôt de son absence de rôle) dans la scansion et sur le statut particulier des interjections. L'analyse générale des schémas de versification, comprenant mètre et rime, est donnée sous forme de récapitulatifs dans les compléments de lecture. L'essai, quant à lui, donne de brèves synthèses sur la pratique de la rime dans le rôle – la rime y est généralement riche, mais le texte fait pour cela appel à des procédés comme la rime grammaticale et, plus généralement, la rime entre mots de même famille –, ainsi que quelques remarques de détail : quelques rimes potentiellement fausses, ou encore la rime visuelle, dont il est difficile de déterminer pourquoi elle compte parfois assez pour entraîner des corrections tandis que d'autres rimes qui pourraient aisément être accordées graphiquement sont laissées à leur divergence.
Troisième partie
Édition
Chapitre premier
Notes sur le système graphique et les conventions d'édition
Les signes de renvoi et ceux qui semblent désigner des éléments extérieurs au texte ayant été évoqués en première partie, les remarques faites ici sur le système graphique concernent les éléments liés plus intrinsèquement au texte. Le manuscrit comporte en effet des points, des virgules (traits verticaux légèrement en biais) et des tirets.
Les premiers sont difficilement identifiables dans la mesure où ils sont très peu marqués et peuvent constituer un simple repos de la plume lors de l'écriture. C'est pourquoi ils n'ont pu être traités de manière satisfaisante. Les virgules, en revanche, présentent divers usages : elles servent notamment à la séparation des mots, à l'isolement de certaines citations parmi la colonne de texte, ou encore à la mise en valeur de segments syntaxiques (par exemple certaines incises) ou rythmiques. Les tirets, quant à eux, sont des traits horizontaux sur la page, souvent insérés dans le corps du texte ou au niveau des didascalies, et dont la forme varie : ils peuvent être plus ou moins longs, plus ou moins appuyés, droits ou ondulés, s'insérer dans le corps du texte ou rester en marge. Certains semblent séparer entre elles des propositions ou des phrases, tandis que d'autres introduisent des corrections ou séparent ce que l'on serait tenté d'appeler des paragraphes. Les conventions d'édition sont enfin présentées : le choix des éléments de manuscrit retenus ou éliminés est expliqué, tant en ce qui concerne la ponctuation originale – le manuscrit étant librement accessible en ligne, nous avons notamment supprimé les points et les virgules, qui sont nombreux et risqueraient de complexifier grandement la lecture, tandis que les tirets, qui donnent des informations au moins aussi utiles sans menacer la lisibilité, ont été conservés – que le texte même – correction, insertion de vers qui semblent manquants dans le manuscrit quand c'est possible à partir de l'imprimé.
Le manuscrit étant par nature lacunaire, son texte ne serait que difficilement compréhensible sans les résumés donnés en complément de lecture et dans l'essai. C'est pourquoi les répliques du manuscrit portent des numéros d'identification qui permettent leur mise en regard avec les outils proposés dans l'édition ainsi qu'avec l'imprimé. Que ce soit pour proposer des corrections au texte ou pour éclairer certains passages difficiles, l’imprimé a été fréquemment mis à contribution, mais jamais sans être cité en note de bas de page. De manière générale, toutes les interventions sont expliquées dans l'apparat afin que le lecteur puisse distinguer ce que contient le manuscrit des modifications éditoriales, qui se veulent prudentes et tentent de se fonder sur les habitudes du copiste, le texte de l'imprimé et les outils existants. Enfin, il faut évoquer la mise en page de l'édition (qui tente d'imiter celle du manuscrit en offrant une distinction entre les divers types d'éléments textuels et graphiques), la ponctuation ajoutée, la séparation des mots, la transcription des lettres (notamment l'usage des majuscules et la transcription de u/v, cz/ç et i/j) et l'emploi du tréma métrique.
Chapitre II
Notice du manuscrit
La notice du manuscrit reprend la description élaborée dans le cadre des notices de la Bibliothèque nationale de France avec Mathieu Bonicel, conservateur du département des Manuscrits, en ajoutant quelques éléments provenant des analyses menées dans le cadre du présent travail.
Chapitre III
Édition
Édition du manuscrit BnF, Naf 6514.
Glossaire
Les dictionnaires et autres outils employés dans la préparation du glossaire ont été décrits plus haut (cf. « Sources »). Il faut néanmoins insister sur le fait que le glossaire s'appuie principalement sur le Dictionnaire du Moyen Français (Atilf, Cnrs – Université de Lorraine), outil le plus récent et, pour le moyen français, le plus complet. Les formes qui peuvent être liées à la rime ont été indiquées par une astérisque afin de les mettre en perspective. Enfin, les difficultés rencontrées ou les commentaires qui ont été jugés utiles sont donnés à la suite des entrées : comme dans le texte lui-même, certaines difficultés n'ont pas pu recevoir d'explication satisfaisante.
Compléments de lecture
Résumé de la pièce L'homme pécheur d'après l'édition d’Antoine Vérard. — Table des répliques du rôle, avec les répliques correspondantes dans l'édition Vérard. — Tables des didascalies du rôle. — Table des noms des personnages apparaissant dans le rôle avec les premières répliques dont ils donnent l'accroche. — Répertoire des textes latins insérés dans le rôle (citations et prières). — Descriptif des faits de versification dans le rôle.