Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Le boudoir dans les textes
- Chapitre premier
- Définir le boudoir et en déterminer les origines
- Chapitre II
- Le boudoir rêvé, l’importance des sources littéraires
- Chapitre III
- Le boudoir théorisé, l’avis des architectes
- Deuxième partie
- Le boudoir, de sa conception à son occupation
- Chapitre premier
- Situation et forme du boudoir sur les plans
- Chapitre II
- Un décor précieux et foisonnant
- Chapitre III
- Un mobilier organisé autour du lit de repos
- Troisième partie
- Le boudoir dans tous ses états, ébauche de typologie
- Chapitre premier
- Le boudoir, héritier du cabinet
- Chapitre II
- Omniprésence de la nature, absence de naturel
- Chapitre III
- Le boudoir et l’Orient : s’isoler pour mieux voyager
- Chapitre IV
- Le boudoir érotique, mythe littéraire ou réalité architecturale ?
- Conclusion
- Annexes
Introduction
De toutes les pièces apparues au XVIIIe siècle, le boudoir est très certainement la plus connue, ou du moins le pense-t-on. Car une étude approfondie révèle la diversité de cet espace, dont se sont emparés les auteurs libertins et que l’on associe de nos jours à une pièce délicate, précieuse et bien souvent féminine. Le boudoir naît dans un contexte social et architectural en pleine révolution. L’apparition d’un souci nouveau d’intimité ainsi que la volonté de donner à chaque pièce son rôle propre entraînent une fragmentation de l’espace habitable et de nombreuses modifications dans la distribution des appartements des hôtels particuliers, qui constituent le type principal de demeures où sont répertoriés des boudoirs. Ceux-ci sont majoritairement parisiens ou, dans le cas incontournable des résidences royales, situés en la proche banlieue.
Très peu de recherches ont été menées au sujet du boudoir et le seul travail scientifique à y être exclusivement consacré n’utilise que des sources littéraires. Pour tenter de déconstruire cette image univoque, il convient, dans la lignée d’une historiographie relativement récente qui s’intéresse à l’étude des différentes pièces constituant un appartement, de déterminer quels sont véritablement les formes et les usages de cette pièce discrète, polymorphe et surtout personnelle. Cette étude passe tout d’abord par une approche des représentations textuelles de la pièce, puis par une analyse statistique du plan, du décor et de l’ameublement de cent trente-sept boudoirs, présentés dans un catalogue figurant en annexe ; se dégage ainsi une typologie des boudoirs suivant leur usage ou leur décor, qui peuvent être aussi signifiants l’un que l’autre en fonction des attentes du propriétaire.
Sources
Les définitions des dictionnaires, les traités d’architecture ainsi que les sources littéraires constituent un point de départ nécessaire. Les mémorialistes et épistoliers sont également précieux car ils ont l’avantage de refléter à la fois le paysage artistique et les réalités sociales de leur temps, ce qui fait coïncider au sein des mêmes ouvrages vision réelle et vision rêvée du boudoir. Le recueil Plans, coupes, élévations des plus belles maisons et des hôtels construits à Paris est par ailleurs incontournable. Compilés et édités par Jean Charles Krafft en 1802, ces plans permettent d’avoir une vue générale de la place qu’occupe le boudoir dans le dernier quart du XVIIIe siècle, leur date d’édition constituant le terminus ad quem de l’étude.
La thèse d’Alexia Lebeurre sur le décor des demeures parisiennes fournit un guide précieux pour repérer des sources dans la documentation archivistique. Les documents mis à profit se trouvent principalement aux Archives nationales, dans les sous-séries O1 – Maison du roi – et Z1J – chambre et greffiers des Bâtiments –, ainsi qu’au Minutier central des notaires parisiens pour ce qui est des inventaires après décès, lesquels sont particulièrement riches en informations sur l’ameublement. S’y adjoignent le fonds DQ10 des archives de Paris et, plus ponctuellement, des papiers provenant de divers fonds, notamment les archives Condé à Chantilly, les archives du Palais à Monaco et les archives de l’hôtel de la Monnaie à Paris.
Première partie
Le boudoir dans les textes
Chapitre premier
Définir le boudoir et en déterminer les origines
Le mot « boudoir » apparaît dans un poème de Jean-Antoine Du Cerceau en 1726 et est véritablement défini pour la première fois dans le Dictionnaire de l’Académie française en 1740 comme « un petit cabinet où l’on se retire quand on veut être seul ». Les définitions se multiplient ensuite tout au long du siècle et désignent toutes une pièce destinée à être l’une des plus privées de l’appartement, à laquelle on attribue certaines fonctions du cabinet – le repos, l’étude ou l’isolement de manière générale – sans véritablement les préciser. Il s’agit visiblement d’un espace mixte ; ce n’est qu’au XIXe siècle que les définitions lui donnent une coloration exclusivement féminine et soulignent que l’on peut également y accueillir une sociabilité restreinte. Le tournant entre le XVIIIe et le XIXe siècle voit aussi s’amorcer une dépréciation de cet espace, qui, d’une retraite individuelle, devient soit le repaire charnel des courtisanes, soit un cabinet respectable à destination des mères, que l’on souhaite même un temps appeler nursery pour le différencier formellement du premier. Le boudoir finit par incarner la dichotomie entre la femme respectable, à savoir la mère de famille, et la prostituée.
L’étymologie du mot « boudoir » est incertaine. Ce nom, contrairement à celui des autres pièces de l’appartement, ne suggère en rien sa fonction. Le lien avec le verbe « bouder » est indéniable, mais il est presque certain que « boudoir » ne renvoie pas seulement à ce verbe peu amène au XVIIIe siècle : il semble provenir du mot « boude », qui, en moyen français, signifie « nombril », ou bien de « boudie », qui signifie « ventre ». Sans rejeter complètement la théorie qui veut que « boudoir » vienne du verbe « bouder », il est donc possible de suggérer que ce terme évoque quelque chose de personnel, à savoir le ventre, et qu’il entende désigner un espace protecteur, agréable et chaleureux.
Chapitre II
Le boudoir rêvé, l’importance des sources littéraires
Dans les textes littéraires de la première moitié du XVIIIe siècle, le boudoir a des fonctions très diverses : retraite intellectuelle, espace où écrire, réduit pour espionner ses opposants politiques ou encore cabinet pour exposer des tableaux, il est loin d’avoir un rôle unique. Mais rapidement, les écrits libertins s’en emparent et en font le séjour idéal de l’amour sous toutes ses formes, même si l’amour physique en est la plus répandue. Le boudoir est présent partout, de la poésie au théâtre, en passant par le roman, genre-phare du XVIIIe siècle, qui contribue à populariser la pièce par des descriptions qui font date, à commencer par celle de La petite maison de Jean-François de Bastide, ouvrage paru en 1758. Par ailleurs, les utilisations littéraires du boudoir oscillent entre deux tendances : celle qui consiste à se contenter d’énoncer le nom de la pièce pour suggérer ce qui s’y passe, sans que des précisions soient nécessaires, laquelle a notamment cours au théâtre, et celle qui insiste au contraire sur le fait que l’architecture, le décor et l’ameublement du boudoir sont essentiels car ce sont justement eux qui font qu’il s’y passe quelque chose. Le boudoir devient ainsi la principale incarnation du courant sensualiste en littérature, lequel induit que l’appréciation de la pièce n’est possible qu’à travers les cinq sens, qui tous doivent être sollicités et offrir des sensations agréables. Ce principe explique l’importance des descriptions de cet espace. Les auteurs s’inspirent en outre beaucoup de l’architecture et on note alors de grandes similitudes entre constructions de papier et de pierre.
Chapitre III
Le boudoir théorisé, l’avis des architectes
Le boudoir apparaît peu dans les traités d’architecture et les rares architectes qui le mentionnent ne lui accordent le plus souvent que quelques lignes, ce qui rend difficile de le concevoir à l’aune de ces seuls traités. Il devient tout de même de plus en plus présent à mesure que l’on avance vers la fin du XVIIIe siècle et que les architectes commencent véritablement à s’intéresser à l’art de la distribution. Le boudoir apparaît en un moment où les normes en matière de conception des appartements sont en plein renouveau car la partition nette qui existait auparavant entre espaces privés et publics cède la place à une gradation de plus en plus subtile, sous l’effet de l’augmentation du nombre de pièces et de leur spécialisation. Parmi celles-ci, le boudoir a du mal à trouver une véritable identité du fait de son absence de fonction clairement établie.
Charles Étienne Briseux le mentionne pour la première fois dans un traité paru en 1743 et c’est sans doute lui qui en fait la description la plus claire : il s’agit d’un « petit cabinet qui renferme un lit de repos ». Par la suite les architectes, à commencer par Jacques-François Blondel, préfèrent le mentionner en guise d’exemple plutôt que de le définir et ils semblent osciller entre deux conceptions, celle d’un cabinet de retraite et celle d’un petit espace de réception. Exception notable, Nicolas Le Camus de Mézières publie en 1780 Le génie de l’architecture, véritable éloge de l’architecture sensualiste, dans lequel le boudoir a droit à une des descriptions les plus longues de l’ouvrage. Reprenant beaucoup de caractéristiques du boudoir de La petite maison de Bastide, il dresse de la pièce un portrait sensuel plus proche des textes littéraires que de la réalité architecturale. De manière générale, on constate que, dans la première moitié du siècle, le boudoir semble lié à l’isolement et au repos, puis qu’il devient un cabinet davantage réservé aux dames et à une forme intime de sociabilité à mesure que l’on avance vers la fin du siècle.
Deuxième partie
Le boudoir, de sa conception à son occupation
Chapitre premier
Situation et forme du boudoir sur les plans
Les deux premiers boudoirs recensés apparaissent sur un plan de Versailles en 1738, puis sur un plan de Blondel vers 1750, mais ils ne sont fréquents dans les demeures qu’à partir des années 1760. Se plaçant clairement au rang des cabinets privés plutôt que des pièces utilitaires comme les garde-robes, les boudoirs comportent presque systématiquement des fenêtres, ouvrant souvent sur un jardin, ainsi qu’une cheminée qui indique qu’on aime à occuper cet espace qui peut être aisément chauffé. Le fait que le boudoir contienne souvent une niche – un renfoncement dans un mur permettant d’accueillir un lit de repos – confirme que l’on a vocation à s’y retirer.
La position du boudoir dans la distribution des pièces révèle que celui-ci entretient un lien fort avec la chambre à coucher, dont il est proche dans près de la moitié des cas et qu’il relie à d’autres pièces de l’appartement privé. Il s’inscrit également très bien au sein des espaces dédiés à l’entretien du corps, qu’il serve de lieu de préparation au bain ou de repos après celui-ci, ainsi qu’au sein des pièces liées à l’étude et aux activités intellectuelles, comme sa proximité avec le cabinet et parfois même avec une bibliothèque le montre. Enfin, plus on avance dans le siècle, plus il semble indéniable que le boudoir peut également servir à recevoir.
Le boudoir présente souvent une forme originale par rapport à la forme quadrangulaire habituellement conférée aux pièces pour limiter la perte d’espace. De plus, sa taille réduite par rapport aux autres pièces de l’appartement confirme qu’il s’agissait bien d’un lieu dédié à la retraite ou à la réception d’une sociabilité restreinte. Son fréquent entresolement le place en outre plutôt au nombre des pièces privées, même quand le boudoir s’inscrit dans l’enfilade des grands appartements. C’est une pièce que l’on peut vouloir montrer, sans qu’elle soit nécessairement accessible.
Dans les immeubles de rapport, qui commencent à apparaître à la fin du XVIIIe siècle et qui sont à l’origine du type d’habitat urbain majoritaire de nos jours, le boudoir possède un rôle qui n’est pas déterminé par le propriétaire, comme c’est le cas dans les hôtels ou les maisons privées, mais par l’architecte à l’origine de la construction. Il s’agit d’un cas extrêmement minoritaire parmi les boudoirs recensés, mais très éclairant car le boudoir s’y voit attribuer une fonction donnée – en l’occurrence la retraite – qui ne relève pas seulement des goûts du propriétaire mais d’une conception plus générale de la pièce. Les informations à leur sujet sont néanmoins très limitées et le reste des sources concerne exclusivement de riches demeures.
Chapitre II
Un décor précieux et foisonnant
Souvent parqueté dans la continuation de la chambre, le boudoir possède une corniche ainsi qu’un plafond peint en ciel malgré une taille parfois extrêmement réduite. Les descriptions de boudoirs s’attardent également sur la niche qui y est aménagée et qui est bien souvent dotée de miroirs. Ceux-ci, bien que de plus en plus fréquents à la fin du siècle, restent chers et prouvent que l’on accorde de l’importance au décor de la pièce. Ce décor recourt aussi à des matériaux extrêmement précieux, notamment différents types de marbres, de pierres dures ou encore de bois exotiques.
D’un point de vue iconographique, le décor du boudoir reprend souvent le genre arabesque, qui se diffuse alors dans les petites pièces privées et qui s’inspire des Loges du Vatican peintes par Raphaël. Ludique et foisonnant, il accueille principalement trois sujets : la nature, représentée par des rinceaux, d’autres types de végétaux comme des fleurs ou encore par de petits animaux, l’exotisme, à travers des motifs orientaux convenus, et surtout l’amour, grâce à un vocabulaire ornemental qui n’est pas spécifique au boudoir et qui inclut putti, roses, ainsi que colombes et flèches, attributs de Vénus et Cupidon.
Chapitre III
Un mobilier organisé autour du lit de repos
Les meubles ont une importance toute particulière dans la demeure du XVIIIe siècle car, contrairement au siècle précédent, le mobilier n’est plus amené à changer de place en fonction des besoins. À partir de la Régence, mobilier et grand décor ne se conçoivent plus qu’ensemble, généralement sous la direction de l’architecte lui-même. Dans le boudoir, on observe ainsi que le décor et l’ameublement se répondent, en particulier le lit de repos qui occupe la niche, dont le meuble – c’est-à-dire le tissu qui le recouvre – s’accorde aux rideaux de l’alcôve ou de la fenêtre. Ce lit, que l’on appelle parfois ottomane, sofa ou canapé, constitue l’élément essentiel du boudoir et indique clairement qu’il s’agit d’un lieu de repos, plutôt diurne car l’absence de baldaquin empêche que l’on y passe la nuit.
Le reste de l’ameublement varie en fonction des goûts du propriétaire et de l’usage qu’il ou elle souhaite faire de son boudoir. Ainsi certains d’entre eux comportent secrétaires et bibliothèques, qui en font un lieu d’étude, ou bien des chaises et des fauteuils, qui les destinent alors plutôt à l’accueil de visiteurs. Les meubles peuvent toutefois être présents sans avoir de fonction particulière et venir simplement souligner le décor mural. En tous les cas, on y trouve toujours des objets décoratifs, en particulier des porcelaines, qui montrent que le boudoir est un espace personnel meublé avec soin, où le propriétaire place ce qui lui plaît davantage que ce qui est attendu.
Troisième partie
Le boudoir dans tous ses états, ébauche de typologie
Chapitre premier
Le boudoir, héritier du cabinet
Dans sa définition même, le boudoir est présenté comme l’héritier du cabinet. En cela, il est naturel qu’il en reprenne les fonctions, d’autant que, tout au long du XVIIIe siècle, on ne lui attribue jamais un rôle unique.
En premier lieu les « grands » boudoirs, peu nombreux mais souvent remarquables, posent la question de savoir s’il existe un boudoir public. Tel est le cas du boudoir monumental du comte de Laval, le seul à être plus grand que la chambre à coucher, du boudoir en enfilade de Radix de Sainte-Foy, qui fait le lien entre différentes parties de l’appartement, et enfin du boudoir d’argent de Marie-Antoinette à Fontainebleau, dont la richesse du décor et la position dans l’appartement de parade laissent entendre qu’il pourrait s’agir d’un espace de réception.
Dans un second temps, on observe dans le boudoir la tripartition des rôles du cabinet privé, pièce apparue à la Renaissance, à savoir l’exposition, l’étude et la toilette. Le boudoir de la comtesse de l’Hôpital sert ainsi de cabinet de curiosités ; les boudoirs de la princesse Kinsky et de madame Grimod de la Reynière font office de bibliothèques et sont visiblement voués à l’étude ; et enfin le boudoir de l’hôtel de Montholon possède une baignoire avec l’eau courante, un système très moderne qui voit le jour à la fin du siècle. Il apparaît ainsi clairement que le boudoir n’est pas une pièce abritant de nouveaux usages ; en revanche il s’agit d’un espace plurifonctionnel dans lequel on est libre d’agir à sa guise, ce qui est tout à fait nouveau.
Chapitre II
Omniprésence de la nature, absence de naturel
La nature occupe une place très importante dans les arts décoratifs du XVIIIe siècle, d’abord avec le genre rocaille puis avec le genre arabesque, mais de toutes les pièces de l’appartement, le boudoir est sans doute celle dans laquelle les architectes veillent le plus à faire pénétrer l’extérieur. On le voit dans le boudoir de l’hôtel de Villette, qui incarne parfaitement la transition du rocaille à l’arabesque en évoquant davantage une grotte de jardin qu’un cabinet intérieur, dans le boudoir du duc d’Aumont, le plus représentatif du genre grotesque – variante de l’arabesque – à la française, et enfin dans le décor en trompe-l’œil du boudoir de madame Levavasseur.
Lorsque le commanditaire dispose de moyens importants, les architectes peuvent avoir recours à des procédés plus ambitieux. C’est le cas dans le boudoir de Marie-Antoinette au Petit Trianon, où on installe un système de glaces mouvantes qui permet, une fois la nuit tombée, de dissimuler derrière des glaces les portes-fenêtres donnant sur le jardin à l’anglaise. Dans son Hameau, la reine fait même construire une fabrique appelée « boudoir », seul cas recensé où le mot ne désigne pas une pièce mais un bâtiment. Celui-ci est un peu isolé à l’orée du bois et incarne l’apogée de l’intégration du boudoir à la nature, quand bien même celle-ci s’avère être extrêmement artificielle.
Car la présence de la nature au boudoir n’a rien de naturel, comme le prouve l’usage extrêmement symbolique que l’on peut en faire. Ainsi, dans le boudoir de la comtesse Mégret de Sérilly, le décor est entièrement conçu autour de l’organisation rationnelle de la nature par les hommes, à travers une iconographie ayant pour sujet les quatre saisons et les mois de l’année. De la même manière, dans le boudoir de la Méridienne à Versailles, on utilise la nature dans sa dimension symbolique pour évoquer la venue tant attendue du Dauphin. Le boudoir est donc à nouveau partagé entre deux tendances : il s’agit d’un espace où on cherche à faire entrer une nature dont on estime que les effets sont bénéfiques, mais celle-ci peut aussi être complètement désincarnée et son artificialité revendiquée pour servir de base à un discours symbolique.
Chapitre III
Le boudoir et l’Orient : s’isoler pour mieux voyager
Au XVIIIe siècle se développe un courant orientaliste très important, qui est lié à la volonté contradictoire des propriétaires d’être dépaysés tout en n’ayant pas à voyager. Le décor permet la résolution de ce dilemme car, bien plus que la plupart des autres arts figuratifs, il provoque une immersion presque totale dans une atmosphère donnée. Le boudoir est l’une des pièces où l’on tend le plus à user de ce genre d’artifice car, situé à l’écart des pièces principales de l’appartement, il permet aux architectes de se départir pour un temps des convenances et de faire preuve de davantage de liberté. Deux mouvements complémentaires font alors référence à l’Orient : les chinoiseries et les turqueries. Les premières s’épanouissent particulièrement avec le genre rocaille de la première moitié du siècle et, sans disparaître complètement, se trouvent dépassées à partir des années 1770 par le goût de plus en plus prononcé pour les décors proche-orientaux. Ainsi, parmi les boudoirs recensés, seuls deux possèdent un décor de goût chinois, le boudoir de laque de la comtesse de l’Hôpital et celui du marquis de Gouy. Ailleurs, on observe en revanche un goût très prononcé pour les chinoiseries en matière d’objets décoratifs, en particulier pour les porcelaines montées sur bronze doré.
Le goût turc est plus répandu et est évoqué soit à travers un décor textile rappelant les tentes orientales et les soieries de harem, soit grâce à une synthèse entre style arabesque occidental et motifs importés de l’Empire ottoman : croissants, étoiles, turbans à plumes ou encore odalisques. Les boudoirs les plus anciens illustrent davantage le goût pour le textile, comme le premier boudoir du comte d’Artois à Versailles, dont les murs sont couverts « d’étoffe de perse superfine », et celui qu’il se fait construire dans son palais du Temple, dont trois murs sont tendus d’un lampas jaune, gris et blanc suspendu par vingt-quatre croissants d’argent. Dans le boudoir rond d’Antoine Chartraire de Montigny, qui ne possède ni cheminée ni fenêtre mais est entièrement tendu de satin blanc peint, l’architecte pousse à l’extrême la sensation de se trouver dans une tente, d’autant qu’on ne s’y assied que sur d’immenses coussins posés au sol.
Le deuxième type de boudoirs turcs, dont le décor effectue la synthèse parfaite entre Orient et Occident, est le domaine presque réservé des artistes Jules Hugues et Jean Siméon Rousseau, qui en font leur spécialité. Ils œuvrent ainsi dans le boudoir turc de Marie-Antoinette à Fontainebleau et dans le deuxième boudoir turc du comte d’Artois dans ses appartements de Versailles, boudoir qui possède un décor oriental dont les allusions au harem sont, contrairement à celles faites dans le cabinet de sa belle-sœur, hautement érotiques. Car le harem évoque non seulement les plaisirs liés aux sens, représentés par des instruments de musique, des cassolettes à parfums ou des tissus, mais aussi les plaisirs de la chair.
Chapitre IV
Le boudoir érotique, mythe littéraire ou réalité architecturale ?
L’image principale que nous conservons encore aujourd’hui du boudoir est celle d’un espace galant voire érotique. Les mémorialistes du XVIIIe siècle contribuent d’ailleurs à répandre cette image en mentionnant la pièce presque uniquement sous forme de métaphore dans des poèmes et en étant très peu diserts sur la diversité des véritables boudoirs. Néanmoins, il apparaît clairement que le boudoir érotique a une assise réelle et que l’architecture peut aisément se mettre au service du désir. On le constate dans le boudoir turc de Montigny, où tout pousse à s’allonger, dans le boudoir entièrement recouvert de glaces de Pierre Élisabeth de Fontanieu, où des peintures de femmes nues se reflètent à l’infini et se mêlent au corps de ses maîtresses, ainsi que dans l’un des boudoirs du prince de Soubise, où le décor est constitué de tableaux qui représentent l’histoire de Vénus et qui sont jugés si peu convenables qu’on conçoit dès leur pose un système pour pouvoir les recouvrir sans avoir à les déplacer.
Le cas le plus flagrant d’utilisation du boudoir comme espace sexuel est néanmoins celui de Bagatelle, folie construite pour le duc d’Artois en 1777 où l’on trouve trois boudoirs, soit un tiers des pièces réservées à l’usage du comte. L’un est orné de tableaux représentants des offrandes à Vénus et Pan, un autre possède des panneaux de porte rappelant deux pièces de théâtre galantes dans lesquelles ont joué les actrices de l’époque les plus en vue, et le dernier présente une glace sans tain permettant à des voyeurs d’espionner le reste des invités.
Le boudoir peut donc clairement avoir vocation à être un espace sexuel. Pourtant, dans les demeures des courtisanes, pour qui le sexe est une véritable profession, c’est un boudoir polyvalent que l’on rencontre. Mesdemoiselles Véronèze et Guimard y font installer secrétaire et bibliothèque, Rosalie Laguerre demande un décor représentant les douze signes du zodiaque, signe d’un intérêt pour l’astrologie, et sur le plan de l’hôtel réalisé pour mademoiselle Saint-Germain par Ledoux, le boudoir est complètement absent. Seule mademoiselle Dervieux, qui place son boudoir dans le prolongement de sa salle de bains et organise ces deux pièces de manière à mettre le plus en valeur son corps nu, semble embrasser la dimension sexuelle de la pièce. Si même les boudoirs de courtisanes reflètent une diversité fonctionnelle, l’usage sexuel de cette pièce apparaît en définitive minoritaire. D’autant que les boudoirs où l’on choisit de faire intervenir l’érotisme appartiennent tous à des hommes. Quand on ajoute que la quasi-totalité des textes littéraires qui véhiculent l’image d’un boudoir lié à la sensualité féminine est produite par des hommes, il est légitime de penser que ce type de boudoir n’est finalement qu’un fantasme masculin incarné en architecture.
Conclusion
Par son refus de se cantonner à un rôle précis dont son nom serait le garant, le boudoir est la première pièce véritablement libre dans les appartements des Lumières, encore soumis à des codes distributifs très précis issus du siècle précédent. Bien plus, il s’oppose résolument à l’hyper-spécialisation de la distribution, qui amène à créer des pièces pour chaque besoin de la vie. Espace de l’expression du soi, où tout ou presque est permis en matière d’ameublement et de décor, il devient la pièce qui représente le mieux la personne qui l’habite : il est empli de livres chez une philosophe des Lumières, couvert de glaces chez un amateur de théâtre, turc chez qui rêve d’un Orient inaccessible, orné de laques chez une collectionneuse invétérée, etc. Plus aisément décrit par son propriétaire que par son usage, il représente en outre parfaitement le basculement qui intervient alors dans la notion de retour sur soi, d’une conception ancienne vers une pratique moderne qui prévaut encore aujourd’hui et que l’on peut véritablement appeler intimité. Auparavant ouvertes aux visiteurs et aux domestiques en raison de l’absence de dégagements et de niveaux entresolés, les pièces privées n’offraient qu’un isolement relatif. Grâce aux subtilités nouvelles de la distribution, le désir de posséder une pièce à l’écart du reste de l’appartement, que l’on garde uniquement pour soi et aménage entièrement selon son goût, peut être satisfait dans le boudoir. En devenant ainsi le premier espace véritablement privé et personnel, ce dernier s’avère être tout à fait nouveau et résolument moderne.
Annexes
Tableau statistique relatif aux boudoirs étudiés. — Catalogue de cent trente-sept boudoirs, avec photographies des éléments de décor et d’ameublement subsistants, transcription des sources et plans des demeures concernées. — Carte des demeures parisiennes dotées de boudoirs.