Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Filmer le Tour de France, des actualités cinématographiques à la télévision
- Chapitre premier
- L’histoire du Tour, du grand au petit écran
- Chapitre II
- La mise en récit du Tour de France
- Deuxième partie
- Géographies du Tour
- Chapitre premier
- La mise en lumière du « désert français »
- Chapitre II
- La France éternelle : mémoire et gloire nationale
- Chapitre III
- La France du Tour, géographie particulière de la grande boucle
- Troisième partie
- Au tour du corps
- Chapitre premier
- Le corps des héros du Tour : du geste à la geste
- Chapitre II
- Tour de fête
- Conclusion
- Annexes
Introduction
Le Tour de France cycliste est un événement complexe qui franchit très tôt les limites de la compétition sportive pour devenir un véritable phénomène de société : le Tour renvoie une certaine image de la France. Si le rôle prépondérant de la télévision dans l’établissement de ces représentations est unanimement reconnu, c’est pourtant dans les salles de cinéma que s’est effectuée la première rencontre entre le public et le Tour de France « animé ». L’étude inédite des journaux d’actualités cinématographiques constitue le cœur de notre analyse, en comparaison avec les débuts du reportage télévisé, durant une période considérée comme l’âge d’or de la Grande Boucle. Tout comme Alfred Hitchcock, réalisateur de Fenêtre sur cour, ne laisse aucune place au hasard et donne à chaque signe a priori anodin – un chignon, un parterre de fleurs, un briquet ou un verre de lait – une importance narrative capitale, cette « fenêtre sur Tour » démontre le sens des détails dans le récit du Tour de France. L’anecdotique se change en essentiel : le combatif Jean Robic et son « casque légendaire » sont le symbole de la hargne du peuple breton ; un échantillon de dentifrice lancé par la caravane publicitaire se mue en trésor inestimable ; la présence du président de la République au bord de la route devient un fait historique et marque davantage les esprits que la plus cruciale de ses visites diplomatiques. Du grand écran à la petite lucarne, l’analyse de la portée symbolique de ces éléments apporte un regard nouveau sur les représentations de la société française de l’après-guerre à 1968.
Sources
Cette étude a nécessité l’examen de nombreuses sources audiovisuelles : les images des journaux de presse filmée et celles de la télévision. L’intégralité des journaux des Actualités françaises, structure d’État fondée en 1945, est consultable à l’Inathèque (centre de consultation de l’Institut national de l’audiovisuel). C’est également le cas des archives audiovisuelles de la Radiodiffusion-télévision française (RTF) puis, à partir de 1964, de l’Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF), qui ont permis d’analyser les résumés du Tour de France au journal télévisé ainsi que certaines des premières retransmissions de la course en direct. Tout comme l’étude des Actualités françaises, l’examen des images du Tour issues des journaux Gaumont actualités, Pathé journal et Éclair journal (disponibles grâce à une accréditation sur la plate-forme en ligne Gaumont-Pathé archives) constitue un travail inédit. Des archives manuscrites et dactylographiées afférentes à ces journaux complètent ces sources : relevés de commentaires, conducteurs, registres des origines ou encore rapports des opérateurs des actualités filmées. Enfin, les périodiques, quotidiens généralistes et sportifs, mais plus encore les magazines spécialisés sur la télévision, offrent un regard complémentaire sur le Tour de France et sur sa diffusion.
Première partie
Filmer le Tour de France, des actualités cinématographiques à la télévision
Chapitre premier
L’histoire du Tour, du grand au petit écran
Le Tour des Actualités. — Les journaux d’actualités cinématographiques, bien qu’ils cherchent à couvrir les événements les plus récents, se caractérisent avant tout par un goût du cyclique, du rituel et du festif. Ils narrent ainsi les manifestations traditionnelles, locales et pittoresques (ascension du mât de cocagne), ou bien nationales et solennelles (le défilé du 14 juillet). On comprend alors que le Tour de France, épreuve sportive annuelle la plus populaire du monde, y occupe une place importante. Dès 1910, les spectateurs découvrent dans les salles obscures les premières images de la Grande Boucle. C’est avec l’arrivée des actualités parlantes dans les salles françaises, en 1930, que débute l’apogée de la presse filmée ; chaque été, le feuilleton du Tour passionne les Français. Après huit ans d’interruption, le Tour de France reprend en 1947, organisé par les journaux L’Équipe et Le Parisien libéré. Les actualités cinématographiques mobilisent un dispositif important pour rendre compte de la course dans leur édition hebdomadaire.
La conquête du Tour par la télévision. — Mais ce monopole de la diffusion d’images animées de l’épreuve est de courte durée : dès 1948, le Tour devient le théâtre des expérimentations de la télévision française naissante. Cette année-là, alors que seulement quelques centaines de postes de télévision sont en circulation, est réalisé un reportage en direct à l’arrivée des coureurs au vélodrome du parc des Princes. L’année suivante, c’est à l’occasion du départ du Tour de France que Pierre Sabbagh inaugure le premier journal télévisé. Dès lors, le Tour est chaque année l’objet d’innovations : couverture intégrale en 1950, diffusion de l’étape le soir même en 1955, retransmissions en direct et en Eurovision en 1958. L’histoire de la première décennie de la télévision française est donc étroitement liée à l’enjeu de la diffusion du Tour de France.
Le passage de témoin. — La concurrence entre les actualités cinématographiques et télévisées tourne rapidement à l’avantage des secondes. Les reportages y sont résolument plus longs et plus « actuels » : le journal télévisé est quotidien, le journal cinématographique hebdomadaire. C’est paradoxalement à l’issue d’un conflit entre les organisateurs du Tour et la RTF que la presse filmée, victime collatérale, perd son accréditation pour suivre l’épreuve en 1957. Dès lors, les images du peloton au cinéma se font plus rares, tandis que la télévision poursuit ses prouesses jusqu’à devenir le premier vecteur du récit du Tour de France, devant la presse écrite et la radio.
Chapitre II
La mise en récit du Tour de France
Conter le Tour par l’image. — Il convient d’étudier en détail les caractéristiques des résumés filmés du Tour, au cinéma comme à la télévision. Ces reportages reposent sur une certaine ubiquité : par une alternance de travellings et de vues panoramiques, le spectateur suit l’épreuve à la fois depuis le bord de la route et au cœur même du peloton. Mais le film de la course ne constitue qu’une part limitée du résumé : les à-côtés, le paysage, le public et les festivités occupent une place de choix. La télévision reprend la plupart des codes du récit des actualités cinématographiques, ce qui est peu surprenant quand on sait que ses opérateurs sont eux-mêmes issus de la presse filmée.
Les narrateurs. — Pourtant, une différence majeure réside dans la mise en scène par la télévision de sa propre action. Loin du commentaire grandiloquent et impersonnel du speaker des Actualités, le commentateur télévisé donne l’impression d’être spontané et proche des téléspectateurs. Lors des retransmissions du Tour, les dispositifs télévisés apparaissent à l’image et le récit loue les prouesses de la RTF : la télévision est le symbole de la modernité. Elle entre dans la légende du Tour de France et ses narrateurs connaissent, de même que les coureurs, leurs heures de gloire comme leurs tragédies : on pense par exemple au grave accident du commentateur Jean Quittard sur le Tour 1956. La télévision des années 1950 et 1960, période perçue a posteriori comme un âge d’or, jouit du prestige quasi magique que lui confère sa nouveauté.
L’illusoire problématique du « vrai ». — Le récit filmé, qui se vante d’être un vecteur du « vrai », de l’information fidèlement retranscrite, repose pourtant sur une mise en scène minutieuse. Il joue sur la mise en lumière d’éléments valorisants et l’occultation d’événements qui pourraient nuire à l’image du Tour : tricheries ou attitudes antisportives par exemple. Même lorsque la course se révèle monotone, les narrateurs insistent sur l’intérêt global du spectacle proposé : c’est une nouvelle preuve que la compétition entre les champions ne constitue qu’une part limitée des reportages. La retransmission en direct à la télévision vient révolutionner en profondeur la perception de l’événement. D’abord plus minimaliste, neutre et peu attentif aux à-côtés, le reportage en direct devient, avec la diversification des plans au rythme des innovations techniques, une nouvelle forme de fictionnalisation.
Deuxième partie
Géographies du Tour
Chapitre premier
La mise en lumière du « désert français »
La pensée géographique du Tour de France. — La représentation de la France dans les reportages du Tour ne peut être dissociée des discours sur le territoire qui lui sont contemporains. Le Tour de France des origines était pensé comme une affirmation de frontières nationales alors contestées : en 1906, le peloton avait fait une incursion à Metz, alors en territoire allemand. C’était aussi un moyen de transmettre une image de modernité, que devaient incarner les coureurs cyclistes, dans des campagnes considérées comme archaïques. En 1947, alors qu’est organisé le premier Tour de France d’après guerre, le thème de l’opposition entre la capitale et la province est réactualisé par le géographe Jean- François Gravier, auteur de Paris et le désert français. Il y théorise et dénonce la macrocéphalie parisienne : pour lui, la province et avant tout la France rurale doivent être reconsidérées et repeuplées. Le Tour de France est une forme de réponse à ces disparités territoriales, ceci pour plusieurs raisons : en apportant le spectacle dans les régions reculées, il joue un rôle compensateur ; le récit du Tour met en exergue la provenance géographique variée des coureurs, avec les équipes régionales comme porte-étendard ; enfin, le reportage filmé valorise les villes de province (qui désormais accueillent le grand départ du Tour) et les paysages ruraux.
La mise en scène d’une France traditionnelle. — Le paysage occupe une place majeure dans le résumé filmé des étapes du Tour, que ce soit en arrière-plan du peloton ou par des plans de coupe. On y retrouve plusieurs thématiques transversales. Le patrimoine monumental français marque le paysage : édifices religieux, châteaux et fortifications, ponts, etc. La représentation des campagnes fait l’objet d’une mise en scène minutieuse. C’est particulièrement le cas dans les sujets d’actualités cinématographiques, qui présentent des prises de vues rappelant les compositions picturales des peintres réalistes et naturalistes du xixe siècle. Les narrateurs insistent aussi sur la prégnance de la religion dans la société française. Cela passe par les images filmées d’églises ou de calvaires, mais pas seulement ; alors même que dans les années 1950 s’amorce une crise des vocations au sein du clergé, les personnages religieux sont surreprésentés parmi les images du public du Tour. Malgré les évolutions rapides de la société des Trente Glorieuses, la mise en valeur d’une société rurale et catholique cor- respond à l’entretien de la vision d’une France traditionnelle.
Particularismes régionaux. — Au-delà de ces invariants, les reportages filmés mettent en exergue les particularismes régionaux. La France du Tour, c’est la France des terroirs. Les villes ne valent que pour ce qu’elles conservent de « pittoresque » (valeur centrale des journaux des Actualités) : les corsaires de Saint-Malo, le marché aux poissons de Dunkerque ou les arènes de Mont-de-Marsan. Surtout, les terroirs font l’objet d’une représentation folklorisée : costumes et coutumes y occupent une place de choix. C’est là une vision hors du temps, figée, ou plutôt « muséifiée », s’attachant à conserver la trace de traditions qui s’estompent peu à peu.
Chapitre II
La France éternelle : mémoire et gloire nationale
Lieux de mémoire. — Mettre en scène la France éternelle, c’est partir à la recherche de ses dénominateurs communs. Autrement dit, il s’agit de saisir les « lieux de mémoire » étudiés sous la direction de Pierre Nora dans les années 1980 et 1990, les éléments qui « échappent à l’oubli » car la collectivité les « réinvestit de son affect et [de] ses émotions ». Ces lieux de mémoire peuvent s’incarner dans la pierre, ces monuments saillants du paysage du Tour de France. Le paysage du Tour de France fait voyager le spectateur dans l’histoire de France, des reliques de la France monarchique jusqu’aux blessures des villes martyres de la Seconde Guerre mondiale. L’évocation de la patrie des grands hommes ponctue également la narration du Tour de France, formant une géographie parallèle à la course. Les villes du parcours sont comme autant de points de passage placés sous le signe des personnages glorieux de l’histoire de France, qui s’illustrèrent dans les domaines politique, scientifique ou encore littéraire. Les coureurs du Tour, par leurs exploits, sont prêts à rejoindre ces « grands » dans la mémoire collective des Français. Les lieux de mémoire peuvent enfin être immatériels et pourtant bien présents à l’esprit : la ligne Saint-Malo/Genève, la galanterie française… ou le Tour de France lui-même.
Figures d’autorité. — L’épreuve n’est pas irrémédiablement reléguée dans la sphère du passé. Pour honorer ses héros, le récit du Tour de France se pare de la solennité de la cérémonie républicaine. Aux côtés des glorieux coureurs du Tour, lesquels bâtissent une passerelle entre les « grands » d’hier et ceux d’aujourd’hui, émerge la figure tutélaire du général de Gaulle, salué par le Tour 1960 au passage à Colombey-les-Deux-Églises.
Chapitre III
La France du Tour, géographie particulière de la grande boucle
Au-delà des montagnes. — Par-delà les stéréotypes, les lieux communs qui structurent la géographie du Tour de France, son itinéraire témoigne aussi d’une perception originale de l’espace. Le cœur du Tour, ce sont ses périphéries. Les montagnes sont un espace privilégié dans la construction de la légende de l’épreuve. Elles brillent par leur ambivalence : à la fois terres indomptables, théâtre des exploits et des drames, elles deviennent aussi un lieu privilégié de la promotion touristique. Dans les années 1950, les ascensions du Tour sont le théâtre d’expérimentations de la télévision (prises de vues aériennes, retransmission en direct), qui renouvellent l’image des cimes.
Le Tour hors de France. — Autre originalité de la période d’après guerre, le Tour réalise des incursions dans les États frontaliers, lesquelles deviennent incontournables dans le parcours et, plus encore, dans les résumés filmés. Le Tour nationaliste du début du xxe siècle s’éloigne ; l’épreuve représente désormais une France ouverte à la coopération. La Grande Boucle suit les évolutions de la construction européenne, par exemple quand l’amitié franco-allemande est célébrée dans la foulée du traité de l’Élysée, voire, symboliquement, les devance : qu’est-ce que l’absence de contraintes douanières pour le peloton, malicieuse- ment soulignée par les reportages d’actualités filmées, sinon une préfiguration de la libre circulation de l’espace Schengen ? La géographie du Tour est marquée par ses archaïsmes, mais connaît aussi la modernité.
La France au prisme de la course. — Enfin, le Tour met en lumière des sites méconnus et, bien au-delà, des espaces anodins qui n’acquièrent un sens que par leur position ou leur rôle dans la course. Cela est d’autant plus vrai – et c’est ce qui nous intéresse ici – grâce à l’image, fixe puis animée : en filmant un lieu, le cameraman lui donne une certaine dignité. La course modifie la perception de l’environnement. Un banal abaissement de passage à niveau, bloquant les échappées qui perdent une minute trente d’avance sur le peloton, devient un « drame » dans la bouche de Léon Zitrone. Au prisme de la course, la géographie de la France se métamorphose : le Nord est un « enfer » à cause de ses pavés rugueux, les Landes le pays des lignes droites et de l’assoupissement, Bordeaux le théâtre des exploits des Hollandais, Saint-Méen-le-Grand la ville natale de Louison Bobet. Chaque espace se définit en fonction de la place qu’il occupe dans l’histoire du Tour.
Troisième partie
Au tour du corps
Chapitre premier
Le corps des héros du Tour : du geste à la geste
Le corps fragmenté. — Dans une histoire du corps, le problème vient de la dif- ficulté, si ce n’est l’impossibilité, à envisager le corps dans sa globalité : il est étudié à travers des gestes, des comportements, des parties ou des usages parti- culiers. Dans les reportages cinématographiques et télévisés, le corps du cycliste est lui-même fragmenté : la caméra filme tantôt le mouvement des jambes, tantôt le buste et le maillot, tantôt l’expression du visage ; tantôt l’effort, tantôt le relâchement. Cette fragmentation correspond à différents moments du récit, longue montée en tension jusqu’à la délivrance de la victoire, récompensée par la cérémonie protocolaire. Une typologie des gestes du coureur cycliste permet d’étudier plus efficacement leur charge symbolique.
« Tour de souffrance ». — L’image animée apporte un regard nouveau sur l’effort des coureurs du Tour : les stigmates de la souffrance des « forçats de la route » apparaissent à l’écran. Les images des coureurs blessés, ainsi celles du champion français Roger Rivière gravement accidenté en 1960, peuvent être violentes. L’image du corps meurtri a aussi une vocation cathartique, par la pitié que le spectateur éprouve devant le spectacle de la destinée tragique du héros. Pourtant, le Tour de France d’après guerre ne doit pas son succès à une surenchère dans les épreuves que les coureurs doivent affronter, mais au contraire à l’affirmation d’une image plus humaine de la course. Le public attend de voir des coureurs qui souffrent, juste milieu entre le sportif résigné qui « refuse l’effort » et celui, insolent de facilité, qui semble insensible à la douleur. En cela, la remise en cause massive du dopage, coupable désigné de la mort de Tom Simpson sur les pentes du mont Ventoux en 1967, constitue un tournant : c’est la célébration du corps immaculé, de la victoire des capacités physiques naturelles de l’être humain. Les deux corps du héros. — L’image animée participe à la construction média- tique de la figure des héros : elle forge une identité visuelle et un style parti- culiers. Chaque coureur joue un rôle bien défini dans la mythologie du Tour de France. L’analyse des reportages filmés confirme qu’un paramètre global se détache : l’identification au champion. C’est parce que le public s’identifie à Raymond Poulidor que « l’éternel second » a acquis son exceptionnelle popularité. L’identification passe par l’impression d’une proximité à la fois physique, renforcée par les prises de vues rapprochées, et morale, car l’effort est une valeur populaire universelle. Le Tour est une méritocratie de l’effort : le film de ces corps éprouvés, marqués par la nature comme le seraient ceux des paysans et des travailleurs de plein air, prend tout son sens. C’est en ce sens que l’on peut parler des « deux corps » du héros, à la fois homme et idole, partie intégrante d’un paradoxal panthéon terrestre.
Chapitre II
Tour de fête
Les coureurs au-dessus de la masse ? — Lors de la création du Tour de France en 1903, son fondateur Henri Desgrange insistait sur la nécessité pour les coureurs, par leur parcours à travers les régions, de « réveiller » une population française considérée comme dangereusement oisive. En 1947, il est pourtant intéressant de constater que l’opposition entre les coureurs, croulant sous le fardeau d’un effort constant, et le loisir d’un public qui profite du spectacle n’a pas disparu. La différence majeure avec le discours d’Henri Desgrange tient au fait que cette oisiveté n’est en rien réprouvée : elle participe bien au contraire de la valorisation de la détente et du loisir. Et, alors que le fondateur attendait des athlètes qu’ils « montrent l’exemple », c’est au contraire le loisir des spectateurs qui peut devenir, par le prisme de la mise en récit du Tour, contagieux.
La « carte postale » : le temps des vacances et de la détente. — Les journaux cinématographiques et télévisés promeuvent les vacances, incarnation de la modernité dans une société qui s’ouvre aux loisirs et aux congés payés. Les images du Tour de France 1950, lorsque les coureurs interrompent un instant leur course pour se jeter dans la mer Méditerranée, entrent en résonance avec la ruée vers l’eau des estivants dans Les Vacances de Monsieur Hulot de Jacques Tati : les actualités cinématographiques véhiculent à cette occasion une vision des vacances d’été que ne renierait pas le cinéaste, dans sa satire de l’uniformisation des loisirs… Mais le Tour de France promeut aussi les espaces de montagne, constamment mis en lumière à l’écran : en 1952, il permet à la station de l’Alpe d’Huez, dont l’attrait reposait jusqu’ici exclusivement sur les sports d’hiver, de connaître un second temps fort touristique en été. Enfin, le Tour de France est aussi le spectacle itinérant d’une caravane qui apporte le loisir à domicile.
Corps festifs. — Le passage de la caravane publicitaire, en grande partie absente des résumés télévisés, apparaît dans les actualités cinématographiques comme la manifestation d’une rupture du temps quotidien : le Tour, c’est le temps de la fête et de la gratuité. Il s’agit là d’un exemple rare où la publicité, au lieu de désacraliser la course en faisant de celle-ci un terrain d’enjeux marchands, ne fait que renforcer, par la forme originale et ludique qu’elle prend, la charge symbolique de l’événement dans l’imaginaire collectif des Français. La ferveur collective confine à l’hystérie quand les spectateurs luttent pour attraper un échantillon publicitaire. C’est également le cas lorsqu’ils cherchent, dans un geste presque sacré, à « toucher » les coureurs tant admirés. Si le Tour, et plus encore son image dans les reportages filmés, se caractérisent par une affirmation des hiérarchies, demeure dans la fête une part de désordre, circonscrite au moment précis qui correspond à son déroulement. C’est un bref moment de rupture avec l’ordre établi : sans cesse, le récit du Tour alterne entre ordre et désordre.
Conclusion
En étudiant ce moment de basculement médiatique, il est tentant de rejeter les actualités cinématographiques dans la sphère de l’archaïsme, en réservant à la télévision le privilège de la modernité. Mais il ne s’agit pas ici de s’intéresser à la forme. L’apparence de spontanéité et de sérieux du récit du journal télévisé a très rapidement rendu les actualités cinématographiques démodées : la voix grandiloquente du speaker reste jusqu’à aujourd’hui le symbole d’un passé suranné. Le récit du Tour par les deux types de médias nuance cette opposition, bien que le Tour de France soit un cas particulier qui n’autorise pas l’extrapolation : il s’inscrit dans une temporalité singulière du fait de son rapport privilégié à un passé qui ressurgit sans cesse. La représentation de ce passé laisse apparaître différents contrastes au cinéma et à la télévision. L’image du Tour par les actualités filmées semble davantage mettre en scène la permanence des traditions rurales : nous nous souvenons des compositions pastorales de Gaumont actualités ou du carnaval de costumes traditionnels dans les Actualités françaises. Le journal télévisé a retenu certains de ces éléments, mais leur préfère la convocation d’un passé plus lointain : l’histoire de France, présentée comme glorieuse, fait l’objet des plus longues digressions du récit. L’avenir, quant à lui, passe par l’élision des frontières, éminemment valorisée dans les actualités cinématographiques, par exemple par la mise en scène de la levée de barrière ou de l’engouement des spectateurs européens. Il réside aussi dans la représentation de la société de consommation, par exemple à travers la publicité de la caravane, particulièrement présente dans les journaux Gaumont actualités et Éclair journal. À la RTF puis à l’ORTF, c’est le dispositif télévisé lui-même qui incarne le futur : les prouesses des opérateurs, les prises de vues aériennes, la rapidité de montage et de diffusion des images, et bien sûr le direct. On célèbre aussi la modernité de la France gaullienne, matérialisée par l’incontournable pont de Tancarville. Enfin, les journaux cinématographiques et télévisés partagent l’objectif de pro- motion des vacances, à la mer ou à la montagne, mode de vie « moderne » qui consacre le progrès économique et social des Trente Glorieuses. Pourtant, mal- gré les bienfaits du « progrès », cette modernité que l’on célébrait en vantant le professionnalisme de Fausto Coppi peut aussi faire peur : le coureur le plus populaire de l’histoire du Tour, Raymond Poulidor, devient ainsi l’incarnation et le porte-voix d’une France traditionnelle qui ne veut pas mourir. Le récit du Tour s’inscrit donc dans une temporalité tourbillonnante qui allie le « meilleur » de chaque époque : la gloire de l’histoire, la couleur des traditions, les progrès du présent. C’est la mémoire sélective du passé associée à la célébration du présent.
Annexes
Tableaux, schémas, carte.