Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- De Gabrielle Charlotte Réju à Réjane
- Chapitre premier
- Une carrière de comédienne
- Chapitre II
- De la scène à la ville, le masque d’une actrice devenue figure publique
- Deuxième partie
- Le Théâtre Réjane
- Chapitre premier
- Le Théâtre Réjane, la plus belle salle de Paris ?
- Chapitre II
- Hiérarchie, collaboration et sociabilité au Théâtre Réjane
- Chapitre III
- (R)évolutions au Théâtre Réjane ?
- Troisième partie
- De l’omniprésence à l’absence
- Chapitre premier
- Prendre possession de l’espace
- Chapitre II
- Remonter vers le lointain
- Conclusion
- Pièces justificatives
- Annexes
Introduction
Comme le reste de la société française, le monde du théâtre connaît, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, d’importantes évolutions. À Paris, où le nombre de salles est considérable, le théâtre, qui était au cœur de la vie publique, assiste à la naissance d’une première société du spectacle dont il ne constitue pas l’unique élément, mais demeure l’épicentre. Un désir de renouveau se fait par ailleurs jour en son sein, porté notamment par le Théâtre-Libre d’Antoine, considéré comme l’initiateur de la modernité théâtrale. Dans ce décor, comédiens et comédiennes occupent une place centrale. Bien que leur art, plus que tout autre, paraisse fugace, force est de constater que la postérité de ces artistes est inégale : des trois actrices de la Belle Époque sacrées reines de théâtre par leurs contemporains, Réjane est sans nul doute celle dont le souvenir s’est le plus estompé dans la mémoire collective, au profit de Sarah Bernhardt et Julia Bartet. Près d’un siècle après sa mort, la présente étude se propose de retracer le parcours de cette comédienne et directrice de théâtre et de questionner, en même temps que celui-ci se dessine, son positionnement dans le paysage théâtral de l’époque.
Sources
Le foisonnement, la diversité et la dispersion des sources disponibles pour retracer l’itinéraire de Réjane constituent tout à la fois la richesse et la difficulté du sujet, et expliquent sans doute en partie qu’aucun travail historique ne lui avait encore été consacré. Le dépouillement suivi de la presse quotidienne de l’époque est essentiel pour reconstituer la chronologie des événements, la datation précise des articles permettant d’apprécier, entre autres, la succession des différentes tournées, créations ou reprises théâtrales de la comédienne. Un travail systématique mené sur les programmes du Théâtre Réjane conservés dans les collections du département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France et dans le fonds Actualités de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris permet, par une approche quantitative, de reconstituer l’ensemble de la programmation de cette salle. La mise en série des registres des recettes brutes du Théâtre Réjane, dont dispose la bibliothèque de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) – association chargée de percevoir les droits d’auteur de ses membres –, rend compte, par un traitement statistique, de l’activité journalière de cet établissement au cours de ses treize années d’activité (1906-1919). Enfin, l’existence de trois écrits contemporains dédiés à la figure de Réjane est à relever. Le premier, rédigé par Jules Huret et Paul Porel, fait office de texte archétypique, dont les éléments sont abondamment repris par Camillo Antona-Traversi et Jacques Porel. S’il convient d’observer que ces ouvrages ont été écrits dans une visée bien précise et de considérer les éléments qui y sont rapportés avec précaution, ils demeurent néanmoins une source indispensable à une connaissance plus intime de la comédienne, qui n’a pas laissé de mémoires.
Première partie
De Gabrielle Charlotte Réju à Réjane
Chapitre premier
Une carrière de comédienne
Entre déterminisme et détermination (1856-1874). — L’étude de l’enfance et de la période de formation de Réjane révèle une grande similitude avec le parcours que connaissent de nombreuses actrices du XIXe siècle à leurs débuts. Enfant de la balle née en 1856, orpheline de père avant d’avoir cinq ans, Gabrielle vit dans la pauvreté avec sa mère, rêvant de théâtre au temps de la Commune. Sa rencontre avec Regnier et son entrée au Conservatoire en 1872 signent la première étape de son itinéraire de comédienne : après deux ans de formation dans la classe du professeur et sur les planches de petits théâtres – où elle trouve son nom de scène –, Réjane quitte le Conservatoire en 1874 avec un deuxième prix de comédie.
« Fluctuat nec mergitur » (1874-1893). — Bien que Réjane crée ou reprenne en dix-neuf ans soixante-quatre rôles différents, ses premiers pas dans la carrière théâtrale sont difficiles. La concurrence qui règne au Vaudeville, où elle choisit de débuter, la contraint à chercher sa place dans diverses salles du Boulevard – sept au total – jusqu’à l’année 1888, qui marque une césure majeure dans sa carrière. La collaboration professionnelle entamée à cette date avec Paul Porel, directeur de l’Odéon, l’amène à prendre part à la bataille de Germinie Lacerteux qui se joue Rive gauche. Son implication dans la création du rôle-titre de la pièce naturaliste d’Edmond de Goncourt désigne Réjane comme interprète de la modernité théâtrale, saluée comme telle par Antoine, et, tout en lui ouvrant de nouvelles perspectives, fait d’elle une actrice incontournable sur la scène parisienne.
S’imposer définitivement (1893-1906). — L’automne 1893 signe un nouveau tournant dans le parcours de la comédienne. La création de Madame Sans-Gêne de Victorien Sardou et Émile Moreau, en même temps qu’elle sanctionne son retour triomphal au Vaudeville, dont Porel prend la tête, conduit à la rencontre définitive du grand public et de Réjane, qui atteint à la popularité. Les clefs du succès, à rechercher dans les comptes rendus de la critique dramatique, résident certainement dans une adéquation de la pièce au goût de l’époque – la mode est alors à l’Empire et à Napoléon Ier –, dans sa conformité avec l’horizon d’attente des spectateurs et dans la figure haute en couleurs d’une blanchisseuse devenue duchesse n’hésitant pas à tenir tête à l’empereur. Ce personnage de la maréchale Lefebvre, dont la fortune s’apprécie du point de vue des recettes et du nombre de reprises, revient inlassablement tout au long de la carrière de Réjane qui, entre 1893 et 1906, crée ou reprend cinquante-sept pièces dans quatre théâtres différents.
Chapitre II
De la scène à la ville, le masque d’une actrice devenue figure publique
Physionomie et style de jeu. — S’interroger sur le jeu de la comédienne, c’est d’abord s’intéresser à sa physionomie. La question de l’apparence physique de l’actrice, loin d’être secondaire, détermine encore à la Belle Époque les emplois – c’est-à-dire les types de rôles – qui lui sont confiés sur scène. Les témoignages écrits des contemporains, ici préférés aux photographies en ce qu’ils rendent compte des critères esthétiques du temps, dressent le portrait d’une beauté non pas académique mais expressive, qui permet à Réjane de s’affranchir des barrières des emplois. Cette force d’expression naturelle est cultivée par la comédienne dans les recherches qu’elle mène sur sa gestuelle et sa voix, deux outils mis au service de l’objectif de vérité qu’elle se propose d’atteindre dans son jeu. Pour toucher à cette vérité, Réjane se documente abondamment, dans les livres – notamment lorsqu’il s’agit d’incarner un personnage évoluant dans un contexte historique précis – et dans la vie, une observation attentive de celle-ci restant pour elle le plus sûr moyen de se conformer à la nature, source de simplicité.
Rôles et « persona » : du pluriel à l’unité. — Physionomie comme style de jeu permettent à la comédienne d’aborder un répertoire d’une grande variété, embrassant des auteurs et des genres très différents, s’ouvrant même quelquefois au théâtre étranger. L’analyse des personnages interprétés par Réjane sur la période allant de 1874 à 1906, couplée à l’étude des pièces fantômes de la comédienne, c’est-à-dire des rôles qui, ayant été pensés et écrits pour elle, ne s’incarnent finalement pas sous ses traits mais portent en creux son image, permet de proposer une définition de sa persona. S’élaborant pour l’essentiel dans les années 1890, époque où l’actrice prend la main sur le choix de ses rôles, cette persona offre au public la vision d’une femme amoureuse et énergique, luttant pour son bonheur, mais conservant malgré tout une sage mesure. Les figures de la femme bourgeoise et de l’actrice reviennent ici de façon récurrente, troublant quelque peu la frontière entre la scène et la ville.
Le spectacle de l’intime. — Le couple professionnel formé par Réjane et Porel se retrouve en coulisses, et l’attention portée aux éléments biographiques plus personnels de la comédienne démontre que sphère publique et sphère privée se rencontrent souvent. Grands événements de la vie de ce foyer de « bohêmes-bourgeois » – la naissance de leurs deux enfants, leur mariage – et quotidien intime sont relatés avec délectation dans la presse, le couple orchestrant souvent lui-même cette mise en scène : le récit de leurs séjours à Hennequeville s’accompagne ainsi de la diffusion de cartes postales révélant l’intérieur de leur maison secondaire. Cette exposition médiatique culmine, dans un tout autre registre, au moment de leur divorce en 1905. La chronologie de cet épisode révèle l’étroite imbrication des motifs personnels et professionnels de la querelle, les premières tensions émergeant à propos de l’autorisation légale que l’actrice devait obtenir de son mari avant de jouer une pièce. Cette séparation rejaillit sur la carrière de la comédienne, qui s’éloigne du Vaudeville.
Deuxième partie
Le Théâtre Réjane
Chapitre premier
Le Théâtre Réjane, la plus belle salle de Paris ?
« Ce que sera le Théâtre de Réjane ». — Dès l’interview programmatique qu’elle donne à la presse en décembre 1905, Réjane énonce la volonté, en ouvrant un théâtre à son nom, d’établir « une Comédie-Française libre ou un Théâtre-Libre avec du style ». Le projet de la future directrice s’appuie en grande partie sur le constat de crise du théâtre dressé par Antoine quinze ans plus tôt et tâche d’apporter une réponse personnelle à celle-ci. Elle commence par reprendre le bail du Nouveau-Théâtre situé au numéro 15 de la rue Blanche, dans le 9ᵉ arrondissement de Paris, et transforme entièrement l’édifice. Voulant une salle moderne, où les spectateurs puissent voir et entendre correctement de toutes les places, elle entreprend de grands travaux d’insonorisation et d’électrification. Le Théâtre Réjane produisant sa propre électricité, ces derniers concernent aussi bien les espaces publics que le plateau et les coulisses. Le calendrier des travaux, publié dans la presse, tout comme la présentation de Réjane sous les traits d’un maître d’ouvrage avisé, contribuent par ailleurs à faire naître l’attente auprès des lecteurs, futurs spectateurs.
Inaugurer le Théâtre Réjane. — La découverte de la distribution des nouveaux espaces, effectuée en suivant le chemin emprunté par les invités de la soirée inaugurale du 14 décembre 1906, révèle la dimension genrée d’une partie des lieux : au fumoir masculin, la directrice prend soin d’adjoindre un salon féminin. La salle en fer à cheval, d’une capacité de 860 places, bénéficie d’un programme décoratif mêlant XVIIIe siècle français et influences italiennes. Ces deux pays se trouvent justement au cœur de l’intrigue de La Savelli de Max Maurey donnée ce soir-là, qui convainc la critique moins par son intrigue que par sa mise en scène soignée. La demande de Réjane de photographier à l’entracte le Tout-Paris des premières présent à l’inauguration conduit à la création d’un document historique, perçu comme tel par ses contemporains. Ce cliché révèle l’importance du réseau de sociabilité que la directrice a su tisser.
Chapitre II
Hiérarchie, collaboration et sociabilité au Théâtre Réjane
Dans les coulisses : organisation interne. — La recomposition des organigrammes administratif et artistique du Théâtre Réjane confirme le désir de modernité de la directrice, qui recrute en partie son personnel parmi les anciens employés ou acteurs du Théâtre-Libre. Souhaitant une troupe homogène et stable, elle préfère au star system, qui valorise une vedette, la logique du stock system, privilégiant l’ensemble. L’application des critères de récurrence et de permanence à l’analyse de la distribution des pièces données rue Blanche permet d’établir une liste de vingt-quatre noms composant la troupe constituée du théâtre – quatorze hommes et dix femmes, Réjane incluse. La création de L’Oiseau bleu lors de la saison 1910-1911 et le déclenchement de la première guerre mondiale induisent des évolutions dans ce stock, qui, du reste, n’avait jamais été totalement fermé : dès 1906, la directrice ouvre sa troupe permanente aux jeunes comédiens, qu’elle se propose de former elle-même par l’instauration d’un « conservatoire libre », se constituant à domicile un vivier de nouveaux talents sensibles à l’« éducation artistique moderne » qu’elle enseigne.
Un travail quotidien. — Mobilisant l’énergie de tout le personnel, la création d’une pièce nouvelle est une œuvre de longue haleine qu’il est possible d’étudier dans le cadre du Théâtre Réjane, depuis le choix du texte jusqu’à la veille de la répétition générale. Des cent dix-neuf pièces qui y sont données entre 1906 et 1919, soixante-neuf sont montées par la propre troupe du théâtre, dont trente-neuf créations. La réception de la pièce engage autant l’auteur que la directrice, qui s’applique à faire connaître des dramaturges encore inconnus du public. Le souci de vérité qui guidait déjà ses recherches de comédienne la pousse à s’impliquer dans la mise en scène des œuvres retenues et à réclamer de ses collaborateurs artistiques la plus grande exactitude possible dans les décors et les costumes, se chargeant personnellement de l’ameublement du plateau. Ce travail de répétitions, au cours duquel elle semble faire preuve d’autant d’exigence pour ses partenaires que pour elle-même, s’inscrit au programme d’une journée bien remplie, qu’il est possible d’esquisser.
Dans la salle : le public. — L’étude des spectateurs fréquentant le Théâtre Réjane implique de discerner le public idéal du public effectif. Le premier, correspondant au public cible que cherche à atteindre la directrice, apparaît en filigrane dans l’analyse des programmes de théâtres conservés – notamment des publicités qu’ils contiennent – et de la politique tarifaire pratiquée : il s’agit d’un public aisé et féminin. La conception qu’elle se fait de sa spectatrice modèle amène Réjane à adapter sa programmation et à imaginer les matinées du Jeudi à destination des jeunes filles. L’influence de ce public idéal se fait donc sentir sur les spectacles présentés au public réel, pour lequel il est possible de proposer une typologie. Deux grands groupes se distinguent : les spectateurs qui payent leur place et ceux qui ne la payent pas, ces deux ensembles se subdivisant respectivement entre abonnés choyés et spectateurs occasionnels d’une part, entre invités chanceux, quémandeurs insistants et fraudeurs de l’autre.
Chapitre III
(R)évolutions au Théâtre Réjane ?
Sur la scène, un répertoire dans l’air du temps. — Il est possible de distinguer trois phases dans l’évolution du répertoire du Théâtre Réjane, que sa directrice souhaite éclectique et moderne. La première, couvrant la période 1906-1910, voit la programmation osciller entre reprise des grands succès de Réjane et recherche de nouveautés, parfois outre-Manche. L’intérêt porté au répertoire conduit dès 1908 à la transformation de la salle, afin de l’adapter aux drames modernes présentés sur scène. La deuxième phase se concentre sur l’année 1911, où la création française de L’Oiseau bleu de Maeterlinck entraîne une collaboration directe avec le Théâtre d’art de Moscou, son régisseur Soulerjitski se rendant à Paris à l’appel de Réjane. Le syncrétisme entre modernité russe et modernité française produit une œuvre exceptionnelle, à tous les sens du terme, puisqu’il s’agit de la seule pièce symboliste donnée rue Blanche. La troisième phase, de 1912 à 1919, prolonge la veine réaliste des débuts, cette fois teintée de patriotisme. La guerre fait d’ailleurs irruption dans la programmation, avec quatorze films ou actualités filmées projetés entre 1914 et 1918.
L’entreprise théâtrale. — Les registres de recettes conservés par la SACD permettent une analyse journalière de l’activité menée au Théâtre Réjane, sur ses treize ans d’ouverture. Le rythme de travail y est intense, puisque 79 % des 4 199 représentations données au public sont dues au travail de la troupe régulière du théâtre. La cadence soutenue ralentit toutefois en 1914, et la période qui suit donne à voir la vie d’un théâtre en temps de guerre : mobilisation d’une partie du personnel, bombardements subis et relâches forcés transparaissent dans la réduction du nombre de représentations et de créations. L’étude des recettes et dépenses confirme tout le poids du conflit armé sur l’entreprise théâtrale, les bénéfices engendrés par les pièces les plus rentables se trouvant balayés : en francs constants, les recettes brutes du Théâtre Réjane chutent de 76,25 % entre 1906 et 1919. Dans un paysage théâtral parisien fortement concurrentiel, la comparaison de ces recettes avec celles de six autres salles de premier rang corrobore la mauvaise posture du théâtre de la rue Blanche, qui doit en rendre compte à ses actionnaires.
Le Théâtre Réjane… sans Réjane. — Si la directrice consacre beaucoup d’efforts à la bonne marche de son théâtre, elle n’est pas toujours dans son bureau ni sur sa scène. Tandis qu’elle gagne parfois d’autres salles où l’on fait appel à ses talents d’interprète, des troupes extérieures, japonaise, uruguayenne ou italiennes, viennent s’y produire régulièrement jusqu’en 1914. Quand, au début du XXe siècle, l’essor du syndicalisme gagne le monde du spectacle, il arrive par ailleurs au théâtre de se révolter contre Réjane. Grèves du personnel – la plus notable étant la grève des machinistes de 1910, qui menace de s’étendre aux autres salles parisiennes –, revendications des acteurs et querelles avec les auteurs secouent par intermittence la direction. Les difficultés financières ne cessant de s’aggraver, le Théâtre Réjane, qui, depuis 1915, n’est plus en mesure de payer son loyer et survit de moratoire en moratoire, donne sa dernière représentation le 2 mars 1919.
Troisième partie
De l’omniprésence à l’absence
Chapitre premier
Prendre possession de l’espace
Prendre part à la vie de la cité. — De ses premiers pas sur scène à l’inscription des six lettres de son nom sur la façade de son théâtre, le parcours de Réjane peut également se concevoir comme une prise de possession progressive de l’espace. La participation à des rituels mondains, tels que les Salons annuels et les promenades bihebdomadaires au Bois, relève de ce processus, tout comme l’engagement social de la comédienne. Ponctuel lors des représentations à bénéfice données de façon occasionnelle – le plus souvent au profit d’un camarade comédien –, celui-ci peut s’attacher de façon durable à une cause particulière, comme le laissent voir les relations entretenues par Réjane avec l’Orphelinat des arts. Dans les deux cas, l’attachement du public à la personnalité de la comédienne rejaillit de façon bénéfique sur les œuvres qu’elle entreprend d’aider et au service desquelles elle met sa notoriété. Enfin, l’implication de la comédienne dans la vie de la cité peut se faire politique lorsque, « dreyfusarde enragée » – selon l’expression de son fils Jacques Porel –, elle se rend à Rennes en 1899 pour assister à la révision du procès du capitaine banni, suivant de près l’évolution de l’affaire Dreyfus.
Étendre sa présence symbolique. — L’extension du nom – et surtout du renom – de Réjane hors de Paris constitue un autre enjeu de la prise de possession de l’espace par la comédienne. L’étude de cas menée sur la presse régionale de l’ancien Languedoc-Roussillon révèle une empreinte personnelle moins forte de l’artiste sur ce territoire : les titres locaux la citent moins souvent que les journaux de la capitale et s’intéressent dans ce cas davantage à ce qu’elle fait qu’à ce qu’elle est. Le nom de Réjane se diffuse malgré tout au théâtre à l’occasion de la reprise de son répertoire par une troupe provinciale ou de tournées effectuées par des membres du Théâtre Réjane : il est cité dans le premier cas comme celui de la créatrice du rôle, dans le second comme celui de la directrice de l’acteur en représentation. Surtout, le cinéma, par la projection de son image en mouvement, permet, quoiqu’à distance, la confrontation de Réjane et de son public, qui découvre le jeu de l’artiste. Les films Madame Sans-Gêne et Alsace, transpositions à l’écran des pièces à succès éponymes, connaissent une distribution très rapide dans les villes de Languedoc-Roussillon après leur sortie parisienne de 1911 et 1916.
Un tour du monde en soixante-trois tournées (1877-1919). — De symbolique, la présence de la comédienne se fait physique à l’occasion des soixante-trois tournées qu’elle effectue en trente saisons théâtrales, sur les quarante-six saisons que compte l’ensemble de sa carrière. Quatorze de ces voyages sont consacrés à la province, quarante-neuf font passer l’étoile hors des frontières de l’Hexagone pour la conduire dans vingt-neuf pays différents. Réjane prend directement part à l’organisation de ses tournées, choisissant le répertoire qu’elle souhaite présenter et les artistes qu’elle veut voir l’accompagner. Outre le rayonnement de l’art dramatique français, ces représentations, réalisées dans la mesure du possible avec les décors et les costumes originaux, répondent au besoin d’argent de l’artiste : les gains obtenus, préparés en amont par une habile campagne publicitaire, restent avant tout le fruit d’un rythme de travail effréné, au sein d’une même tournée comme dans l’enchaînement des différents voyages. Les tournées à l’étranger, à côté des questions de langue et de perception du jeu de la comédienne qu’elles suscitent, possèdent la particularité de recevoir un traitement médiatique spécifique dans la presse française, où se développe une véritable rhétorique du succès.
Chapitre II
Remonter vers le lointain
Une dernière folie. — Au retour de sa dernière tournée, en juin 1919, Réjane, désormais âgée de soixante-trois ans, n’a plus de théâtre : la salle de la rue Blanche est devenue le Théâtre de Paris. Depuis longtemps la comédienne fait l’épreuve du miroir, s’efforçant de suivre à la scène les étapes qui scandent le passage des ans à la ville et acceptant des rôles de plus en plus marqués. Seule Madame Sans-Gêne, qu’elle joue jusqu’en 1919, fait exception à ce principe. L’usure de la maladie se fait également sentir, aggravée par le rythme de travail imposé ; trois violentes crises cardiaques frappent l’actrice en 1910, 1911 et 1916. Elle reprend néanmoins à l’automne 1919 La Vierge folle d’Henry Bataille au Théâtre de Paris. La reconstitution du déroulement de la répétition générale révèle la lutte menée par la comédienne pour parvenir au bout de la représentation, les invités déclarant craindre pour sa vie. Réjane conserve cependant son dernier rôle pour cent cinquante représentations.
Le désir d’une reconnaissance officielle. — Les questions qui surgissent en 1919 sur une possible reconnaissance officielle de l’œuvre de l’actrice sont l’occasion d’un retour sur les liens qu’elle entretient avec l’institution théâtrale, Conservatoire et Comédie-Française en tête. Sa tentative de fonder un enseignement dramatique parallèle réformé l’éloigne naturellement du premier, tandis que les relations avec la seconde paraissent fluctuantes dès les années 1880, une certaine incompatibilité étant ressentie de part et d’autre. Pourtant, à la fermeture de son théâtre, Réjane espère à nouveau, en vain, se voir engagée au Théâtre-Français. La reconnaissance du chemin parcouru vient finalement le 15 janvier 1920 : par décret, le président de la République nomme Réjane chevalier de la Légion d’honneur. Bien que la décoration des comédiennes pour récompense de leurs seuls mérites artistiques soit chose récente, elle n’est pas la première à obtenir cette distinction ; elle est en revanche certainement la première à l’obtenir sans avoir consacré une grande part de sa carrière à se produire sur une scène officielle ou à interpréter les classiques.
« Puis, dans le plus profond silence, le rideau tomba doucement… ». — Six mois plus tard, le 14 juin 1920, Réjane meurt à son domicile parisien. Les hommages formulés en janvier se répètent à l’occasion des obsèques de l’actrice. L’étude des discours prononcés et des articles de presse publiés révèlent chez beaucoup d’auteurs et artistes dramatiques, Antoine en tête, le sentiment de perdre la plus grande comédienne moderne. S’il convient d’observer avec précaution ces louanges posthumes, l’admiration unanime proclamée devant le parcours de l’actrice témoigne pour le moins de la vive émotion ressentie par le monde du théâtre et par une partie du public. Les spectateurs anonymes, nombreux à suivre le cortège, le sont plus encore à découvrir les images de celui-ci, fixes lorsqu’elles paraissent dans les journaux, animées lorsqu’elles sont projetées parmi les actualités cinématographiques. Tandis qu’à l’heure de cette ultime prise de possession de l’espace personne ne semble douter que le nom de Réjane doive passer à la postérité, quelques-uns, trois ans plus tard, s’inquiètent déjà de l’oubli général qui guette la comédienne disparue.
Conclusion
L’étude de la carrière de Réjane révèle, en même temps que le profond désir de modernité de la comédienne, sa volonté de jouer pour ses contemporains : le travail qu’elle effectue sur sa technique de jeu, lui valant l’admiration des avant-gardes, lui permet certes de se présenter comme l’interprète idéale de toute une génération de nouveaux auteurs en quête de vérité, mais également d’incarner des figures populaires, touchant un plus large public. Le Théâtre Réjane, né d’une volonté de syncrétisme, « Comédie-Française libre » ou « Théâtre-Libre avec du style », concentre en lui toutes les réflexions de sa directrice, qui s’efforce de proposer une troisième voie, rapprochant les préceptes d’Antoine des attentes des spectateurs. Elle y fait office, pour la modernité théâtrale alors en jeu, de passeur : l’implantation de la comédienne dans son temps, qu’il convient de souligner, contribuant peut-être à son relatif oubli, prépare l’avenir.
Pièces justificatives
Édition de la correspondance échangée entre Réjane et Regnier (trente et une lettres). — Articles de presse. — Photographies du Théâtre Réjane.
Annexes
Théâtrographies de Réjane et du Théâtre Réjane. — Liste des membres permanents de la troupe du Théâtre Réjane. — Tableaux et graphiques concernant l’évolution des prix des places, des recettes brutes, de l’activité du Théâtre Réjane. — Tableaux et graphiques concernant les tournées effectuées par Réjane. — Index des noms propres. — Index des titres de pièces.