Introduction
René Coty est principalement connu pour la toute fin de sa carrière parlementaire, celle qu’il a effectuée sous la IVe République, et qui l’a vu devenir ministre puis vice-président du Conseil de la République avant d’être élu, le 23 décembre 1953, Président de la République, à soixante et onze ans. Cette notoriété tardive éclipse le reste d’une trajectoire politique qui présente pourtant de l’intérêt pour qui se penche sur l’évolution de la droite modérée au cours du siècle. Né au Havre en 1882 dans une famille d’enseignants, René Coty y a entamé dès 1902 une carrière locale dans le sillage de son mentor Jules Siegfried. Conseiller d’arrondissement en 1907, conseiller municipal l’année suivante puis conseiller général à partir de 1912, il défend d’abord des positions radicales avant d’évoluer vers le centre-droit après la Première Guerre mondiale durant laquelle il a combattu comme simple soldat. Sa carrière nationale débute en 1923, lorsqu’il succède à Siegfried en tant que député de la Seine-Inférieure. Il est constamment réélu jusqu’à son entrée au Sénat lors du renouvellement de 1935 et il rejoint alors le groupe Union républicaine. Son travail parlementaire se concentre autour de quelques thèmes essentiels : les questions économiques et l’équilibre budgétaire, la politique familiale, la réforme de l’État, la défense des intérêts du Havre et de son département où il occupe une place centrale en tant que vice-président du Conseil général à partir de 1932. C’est à cette période qu’il commence à tenir des journaux dans lesquels il raconte aussi bien les événements de sa vie familiale que les détails de son action politique au quotidien, au Sénat et en Seine-Inférieure, et dont il poursuit la rédaction de manière irrégulière jusqu’à sa mort en 1962, y compris durant sa semi-retraite au cours de la Seconde Guerre mondiale lorsque la vie démocratique est suspendue, puis à partir de la reprise de la vie politique en 1945-1946 qui le voit s’opposer aux contours du nouveau régime au sein duquel il connaît néanmoins une brillante réussite. Ces journaux constituent une source précieuse, la seule où se dévoilent la personnalité et les convictions d’un homme discret qui s’est toujours refusé à commenter ses actes en public. Ils sont également un moyen privilégié d’observer son travail au sein du réseau modéré dans lequel il se crée peu à peu une place ainsi que les aspects informels de son action politique, notamment durant la Seconde Guerre mondiale, très peu documentés par ailleurs. L’édition du texte a été menée jusqu’en 1945, le caractère discontinu des entrées postérieures ainsi que leur volume plus réduit limitant leur intérêt concernant une période déjà étudiée par l’historiographie récente.
Sources
Les journaux conservés dans le fonds 111 AJ, entré aux Archives nationales en 2013, constituent la source principale de ce travail. Ce fonds mixte de 6,5 mètres linéaires contient, outre les papiers emportés par René Coty lors de son départ de l’Élysée, un ensemble de documents concernant sa carrière locale et des écrits personnels parmi lesquels se trouvent des lettres de guerre (1914-1917) et les carnets manuscrits de René Coty, comprenant sept journaux rédigés entre 1936 et 1962 ainsi qu’un ensemble de répertoires dans lesquels il rassemblait des notes sur divers sujets. Les carnets édités correspondent aux cotes 111 AJ/89 à 93, dont des extraits choisis avaient déjà été publiés par Francis de Baecque dans René Coty tel qu’en lui-même (1991) lorsque ces textes étaient encore conservés par la famille. René Coty avait la particularité d’écrire dans différents carnets en même temps, en fonction de l’endroit où il se trouvait. À des carnets qu’il conservait sur place, au Havre ou à Paris, viennent donc s’ajouter ceux qu’il emportait avec lui en voyage.
Première partie
Commentaire
Chapitre premier
Les carnets de René Coty
René Coty et ses archives. — Les carnets de René Coty se divisent en deux catégories. Les journaux, tout d’abord, qui sont les plus facilement accessibles : lorsqu’il écrit, il note la date du jour et résume sa journée, parfois en style télégraphique, parfois en s’autorisant des parenthèses introspectives. En parallèle de ces journaux existent également des petits répertoires alphabétiques, recueils de pensées et de citations tournant autour de ses principaux centres d’intérêt intellectuels et politiques, qui ont été alimentés par les lectures et les expériences de René Coty pendant toute sa vie ; on peut donc trouver sur la même page des propos datant du début des années 1930 et d’autres de 1955. Ces « brouillons de soi » révèlent chez ce catholique discret l’importance de la religion, une culture classique étendue et la priorité qu’il donne aux questions économiques ainsi qu’à la réforme de l’État. Par un jeu incessant de références entre ces deux types d’écrits ainsi qu’au sein de chaque journal ou répertoire, René Coty a conçu un double système d’écriture dans lequel dialoguent de manière complémentaire ses actions personnelles et les commentaires des penseurs et écrivains qui influencent sa pensée. René Coty pratique ainsi l’écriture comme permettant la constitution d’un réservoir d’expériences et de connaissances dont il entretient le souvenir par des relectures fréquentes et des ajouts réguliers.
René Coty à travers ses textes. — S’il utilise le terme de « notes » ou de « carnet » plutôt que celui de journal intime, René Coty, tout en évitant les démonstrations de sentimentalité, accorde dans ses écrits une place très importante à sa famille et à l’introspection. Qu’il s’agisse d’évaluer la pertinence de son action politique du jour ou sa conversation à un dîner, il note les détails de son existence avec une minutie qui indique le souci de justifier l’emploi de son temps comme une garantie contre l’improductivité. Il lui arrive régulièrement de revenir en arrière après une brève interruption de la rédaction pour résumer son activité des journées écoulées, et la manière qu’il a de mesurer certains éléments de sa vie quotidienne (heures de lever et de coucher, cigarettes fumées, activité sportive, etc.) investit l’écriture d’un caractère quasi-rituel, laissant entrevoir une personnalité anxieuse que l’effort régulier d’écrire rassure. Ses journaux lui permettent à la fois de combattre l’insuffisance de sa mémoire et de se tenir à une hygiène de vie saine, mue par la volonté de fuir les excès. Ils sont également le lieu d’un dialogue avec lui-même : René Coty y développe ses raisonnements lorsqu’il est seul ou qu’il veut épargner à ses proches l’expression de ses doutes.
Chapitre II
René Coty au Sénat de l’entre-deux-guerres
Le sénateur René Coty. — René Coty, par sa formation d’avocat, son âge et sa carrière locale antérieure, correspond en tous points au portrait-type du sénateur et le Luxembourg lui plaît d’emblée plus que la Chambre. Ce premier mandat sénatorial, interrompu par la guerre, le voit effectuer une progression rapide au sein du Sénat où il conserve les mêmes axes de réflexion que dans les années 1920, au sein des commissions du Commerce et de la Marine tout d’abord, puis de l’Algérie, des Colonies et du Règlement. Ses interventions en séance portent avant tout sur des questions économiques. Très actif à l’Union républicaine, il gagne peu à peu en influence et se construit, à la faveur des crises ministérielles de 1937 et 1938, une image de temporisateur. En 1940, il entre à la « commission-reine » du Sénat, celle des Finances, signe de son nouveau poids au sein du groupe, avant que la guerre vienne mettre un terme provisoire à sa carrière. L’étude des carnets montre que René Coty s’appuie avant tout sur son réseau local durant cette période, c’est-à-dire les autres parlementaires Union républicaine du département, les élus de la région du Havre et les journalistes de la presse locale, tout en se rapprochant à Paris de ses collègues modérés. Il reste toutefois largement inconnu du public et ne côtoie que de loin les figures les plus actives de la fin des années 1930.
Les débats sénatoriaux de l’entre-deux-guerres. — Le Sénat est dans sa quasi-totalité opposé au Front populaire élu en mai 1936, tout en refusant de prendre la responsabilité de renverser le gouvernement, qui incombe selon lui à la Chambre. René Coty, tout d’abord horrifié par l’arrivée au pouvoir des communistes, partage cette attitude attentiste et rend compte au cours des mois suivants des débats de son groupe concernant le meilleur moment de mettre fin à l’expérience. Ce sera finalement le cas en juin 1937. L’instabilité ministérielle se poursuit néanmoins, Blum comme Chautemps étant impuissants à résoudre la crise. L’attitude de René Coty ne varie pas : il s’oppose avant tout à la perspective de la dévaluation monétaire. Lors des réunions de l’Alliance démocratique, dont il est membre, il prend pour cette raison le parti de Flandin contre Reynaud, sur ce point comme sur la réponse à apporter aux provocations de Hitler ; jusqu’au début de l’année 1938, il défend une position pacifiste. Il change d’avis après Munich et démissionne de l’Alliance, entraînant ses collègues de Seine-Inférieure avec lui. Le péril guerrier, s’il prend de l’importance, demeure cependant au second plan de ses préoccupations, derrière la question économique. Ce n’est qu’au printemps 1939 qu’il donne dans ses notes politiques une plus grande place aux informations, parfois confuses, qu’il va glaner auprès des commissions chargées de la Défense, elles-mêmes tenues à distance de l’activité gouvernementale. Confronté à ses limites, le Sénat vit une période de crise que René Coty commente à la lumière de son engagement de longue date pour une réforme des institutions.
Chapitre III
René Coty durant la Seconde Guerre mondiale
René Coty face à la fin de la République. — Durant la débâcle de mai 1940, René Coty tente tout d’abord de jouer le rôle de relais entre les besoins de son département et l’administration, comme le reste de ses collègues, qui constituent sa principale source d’information. L’avancée allemande l’amène à se réfugier à Mortrée, près d’Argentan, avec sa famille, où il reste informé tant bien que mal et accueille avec soulagement l’annonce de l’armistice. Difficilement arrivé à Vichy le soir du 8 juillet, il vote le lendemain le principe de la révision constitutionnelle, puis la remise des pleins pouvoirs à Pétain qu’il considère comme inévitable, l’urgence étant à ses yeux de préserver l’union nationale. Malgré les réticences que suscitent les premières nominations d’extrême-droite, il n’interroge pas outre mesure les projets politiques du Maréchal, considérant n’être venu que pour remplir son devoir, et quitte la ville le lendemain du vote. La possibilité d’une révision constitutionnelle suscite chez lui l’espoir de pouvoir mettre en place ses idées réformatrices et, avant son départ, il signale à Pierre Laval son intérêt pour la future commission de la Constitution. Comme la plupart de ses collègues, il ne s’est pas rendu compte que le nouveau régime se fera sans le Parlement.
Quelle attitude face au régime de Vichy ? — La rhétorique initiale du régime de Vichy joue sur des thèmes chers à la droite française et dont René Coty lui-même se fait l’écho dans ses carnets en 1940 : un sentiment de décadence accentué depuis le Front populaire, la défense de la famille et des valeurs chrétiennes, le corporatisme... L’éphémère passage au pouvoir de Flandin, à la fin de l’année 1940, contribue à rallier au régime une partie des parlementaires qui acceptent d’entrer au Conseil national. Si René Coty adopte pendant quelques mois une politique de la présence, rencontrant Pétain en novembre 1940 et acceptant un siège à la commission administrative du département en février 1941, il marque au cours de l’année sa distance avec le régime et refuse, en septembre 1941, sa nomination comme maire du Havre – non sans hésitation – ainsi qu’un siège au conseil départemental en 1942. Ces refus lui valent l’hostilité de l’administration qui restreint alors son accès à la Seine-Inférieure. Il ne manifeste cependant pas d’opposition publique et reste au conseil d’administration du Petit Havre, journal local frappé par la censure et qui publie des éditoriaux collaborationnistes. Attentisme et légalisme sont donc les deux maîtres mots de l’attitude qu’adopte René Coty, par ailleurs désœuvré, pendant la guerre.
Un progressif retour à la vie politique. — Un temps terrassé par la perspective d’une retraite définitive, René Coty reprend une activité politique clandestine à partir de l’été 1943 avec d’autres sénateurs allant de la droite conservatrice aux radicaux-socialistes. Ce groupe de « sénateurs résistants », mené par Théodore Steeg et dont il est le secrétaire, considère qu’il appartient au Parlement de préparer la transition entre Vichy, dont les jours sont comptés, et le régime de l’après-guerre, avec pour but principal d’éviter la subversion communiste ainsi que la mise à l’écart de la Chambre haute. Il entreprend la rédaction de divers textes de loi concernant l’organisation des pouvoirs, les modalités de l’épuration ou encore le devenir de la presse, sur bien des points redondants avec ceux préparés par l’Assemblée consultative d’Alger. Le Gouvernement provisoire ignore d’ailleurs ces revendications à la Libération, malgré l’existence de contacts antérieurs entre le groupe et des représentants de la Résistance. Un second combat s’engage alors : celui du relèvement de l’inéligibilité dont René Coty a été frappé, comme tous les votants du 10 juillet 1940, par l’ordonnance du 21 avril 1944. Les difficultés pratiques de l’épuration ont amené la création d’un Jury d’honneur devant lequel il va plaider sa cause. Il est relevé le 11 octobre 1945, juste à temps pour les élections de la Constituante, en vertu de son opposition « constante depuis 1940 » – en réalité, pour des raisons d’équilibre entre les partis qui amènent le Jury à se montrer plus indulgent avec les hommes de droite, peu nombreux à avoir résisté.
Deuxième partie
Édition
Le parti a été pris de restituer le texte des journaux de manière chronologique afin d’en permettre une compréhension immédiate. Pour cette même raison, les nombreuses abréviations employées par René Coty lors de la rédaction ont systématiquement été explicitées. L’annotation interprétative a été concentrée sur la période 1940-1945 durant laquelle René Coty pratique beaucoup l’allusion et l’auto-censure, contrairement aux années 1936-1939 qui n’ont fait l’objet que de notes d’établissement du texte.
Conclusion
Les journaux de René Coty, en documentant une période moins étudiée de sa vie, permettent de mettre en valeur la constance de ses opinions politiques, de l’entre-deux-guerres aux débuts de la IVe République, dont le développement sous l’Occupation, au sein de son groupe de sénateurs, lui vaut par la suite de se faire remarquer lors de ses interventions aux deux Assemblées constituantes. C’est avec la légitimité d’une réflexion ancienne sur le renouveau des institutions du pays que René Coty entame cette seconde carrière dont la réussite s’explique à la lumière de son parcours antérieur. Sous la IIIe comme sous la IVe République, il fait preuve de la même attitude indépendante, souvent solitaire mais qui, en définitive, contribue à établir sa réputation parmi ses collègues, lui permettant d’être vu comme un recours lors des élections présidentielles de 1953. Le caractère intime de ces écrits permet en outre de cerner la personnalité d’un homme simple, soucieux d’actions concrètes et plus préoccupé par l’organisation du pouvoir que par son exercice. Cette dimension personnelle n’est sans doute pas à négliger dans son choix de laisser la place à un autre, en 1958, au nom de l’intérêt général.
Annexes
Généalogie de la famille Coty. — Mémoire en défense envoyé par René Coty au Jury d’honneur en 1945. — Reproductions de pages des carnets.