Sommaire
- Introduction
- Sources
- Première partie
- Commentaire
- Chapitre premier
- Une pratique aristocratique de l'épistolarité
- Chapitre II
- Regard sur des préoccupations séniles
- Chapitre III
- Une relation témoin des transferts culturels entre France et Allemagne
- Deuxième partie
- Édition critique
- Chapitre premier
- Règles d'édition
- Chapitre II
- Vestiges d'une amitié : trois ans de correspondance
- Conclusion
- Annexes
Introduction
C'est aux événements révolutionnaires que Philippine-Charlotte de Prusse, duchesse douairière de Brunswick, et la princesse française Louise de Montmorency doivent le hasard de leur amitié. Philippine-Charlotte naît en 1716 au sein de la famille royale de Prusse et son destin la conduit à la principauté de Brunswick, par son mariage avec le prince héritier Charles. Sa situation privilégiée auprès des aristocraties européennes lui fait prendre à cœur ses responsabilités de souveraine, de mécène et d'adepte des Lumières en ce xviiie siècle éblouissant. Veuve depuis quelques années en 1789, elle soutient la politique de son fils Charles-Guillaume-Ferdinand, le duc du Manifeste de 1792 qui sonne comme le déclencheur des événements du 10-Août aux Tuileries. Elle le relaie dans l'accueil des nobles français émigrés. En 1795, elle fait la connaissance de celle qui deviendra sa plus chère amie, Louise de Montmorency. Née en 1734 à Paris, la princesse de Montmorency appartient à une très grande lignée française avec laquelle elle réaffirme par deux fois ses liens en y choisissant ses deux époux. À la suite des bouleversements de 1789 et des années suivantes, elle part en exil, d'abord dans les Pays-Bas autrichiens puis dans les Provinces-Unies et enfin en Allemagne. Après un court séjour chez le duc de Saxe-Weimar, elle rejoint le duché de Brunswick où demeurent déjà de grands noms de la cour déchue de Versailles, dont le plus illustre est sans aucun doute le roi Louis XVIII. Introduite dans le cercle de la duchesse douairière par la comtesse de Marsan, ancienne gouvernante des Enfants de France, elle devient rapidement l'une de ses plus proches amies. La paix signée à Campo-Formio en octobre 1797 et la pression exercée par le gouvernement parisien sur le roi de Prusse pour que le roi de France ainsi que les émigrés français soient expulsés, modifient le cours de l'histoire. Obéissant aux ordres ducaux, Louise de Montmorency s'éloigne de Brunswick et donc de son amie Philippine-Charlotte au début de l'année 1798. Même si son sort s'adoucit au cours des années suivantes, ce second exil, comme la princesse de Montmorency aime à désigner cette séparation, est à l'origine d'une correspondance abondante qui s'étend sur un peu plus de trois ans, jusqu'à la mort de la duchesse-mère de Brunswick, en février 1801. Fidèle à sa promesse de rester auprès de son amie tant qu'elle vivra, Louise de Montmorency ne décide de rentrer en France qu'aux alentours de 1807, ayant vécu jusque-là grâce à un legs de Philippine-Charlotte. Elle s'éteint en 1818 à Saint-Germain-en Laye, après avoir assisté à la défaite de Napoléon Ier et à la restauration du pouvoir monarchique par son compagnon d'émigration brunswickoise, Louis XVIII.
La relation amicale qui a uni Philippine-Charlotte de Prusse et Louise de Montmorency nous est dévoilée à travers plus de trois cents lettres. Il s'agit essentiellement des lettres reçues par la princesse de Montmorency en provenance de la duchesse douairière, rédigées en français. Conservées aujourd'hui aux Archives nationales de France, par lesquelles elles ont été achetées dans les années 2000, elles sont toujours entourées du mystère de leur histoire depuis leur arrivée en France, dans le secrétaire de leur propriétaire. Il est possible d'émettre quelques hypothèses : elles auraient été gardées par la fille unique de Louise de Montmorency, avant d'être transmises de génération en génération ou de faire l'objet d'une vente prenant en considération leur valeur historique liée au contexte révolutionnaire et au statut des correspondantes. Elles font leur réapparition en mains privées, quand un collectionneur picard en fait l'acquisition. Il les cède aux Archives nationales avec tout un ensemble d'archives qui s'étend de 1750 à 1848, selon un accord particulier, les revenus de la vente devant servir à la restauration de son château. Cependant, la correspondance semble incomplète dans la mesure où seule une partie nous est parvenue. Malgré des recherches dans les fonds d'archives allemands concernés, la seconde voix, celle de Louise de Montmorency, n'a pu être retrouvée.
Cet échange épistolaire, que nous pouvons inclure dans la catégorie des écrits du for privé, comporte certaines originalités qu'il a paru intéressant de mettre en valeur grâce à une édition critique et un commentaire, pour lui donner un sens au-delà de l'étiquette assez fréquente de témoignage historique. Le grand âge des correspondantes pour le siècle des Lumières apparaît comme le fil directeur. C'est en lien avec cette notion de vieillesse qu'il est possible de porter un regard aiguisé sur le rapport à l'écriture épistolaire dans ses aspects matériels et conventionnels, mais aussi sur l'implication des deux femmes issues de pays différents dans les transferts culturels entre leurs deux cultures, en réfléchissant aux nouveautés qu'elles ont osé introduire ou aux conventions et aux idéaux aristocratiques qu'elles ont strictement respectés. Le for privé, autrement dit l'intimité de Philippine-Charlotte et de Louise de Montmorency, se révèle également à travers le filtre de l'âge. Celui-ci est indispensable pour comprendre leurs préoccupations, que ce soient celles liées à leur amitié développée au soir de leur vie ou à leur santé tantôt vaillante, tantôt déclinante mais qui suit une pente naturelle. La pensée inéluctable de la mort est omniprésente dans cette correspondance et son point d'achèvement ne la rend que plus réelle.
Sources
L'édition se focalise sur la présentation des trois cent soixante-cinq lettres issues du fonds AB XIX 5135 des Archives nationales, qui forment la totalité des lettres envoyées par Philippine-Charlotte de Prusse à Louise de Montmorency conservées, ainsi que quelques brouillons ou minutes de réponses de la princesse française. Afin de compléter cet apport majeur par des informations familiales sur les Montmorency, les archives notariales (Minutier central des notaires parisiens, ET LXXXVIII 618, ET LXXXVIII 623, ET XXVI 530, ET XXVI 995) et les papiers du prince et de la princesse de Montmorency séquestrés sous la Révolution (Archives nationales, T 145 1 à T* 145 3) ont été dépouillés. Le Niedersächsisches Staatsarchivs de Wolfenbüttel propose des documents intéressants sur le contexte de l'émigration dans le duché de Brunswick. Quelques-uns concernent Louise de Montmorency, notamment sur ses difficultés à trouver un logement et sa relation tendue avec le duc régnant (1 Alt 22 Nr 1901). S'y trouvent aussi les quittances régulières signées de sa main pour la perception de la rente viagère léguée par son amie (1 Alt 23 Nr 452, no 93 à 99 et 4 Alt 19 Nr 1151). Il ne faut pas oublier les sources imprimées que constituent les regards des contemporains, à travers les mémoires, témoignages et récits de vie. En dernier lieu, le catalogue des ouvrages de la bibliothèque de la duchesse de Brunswick, donnés après sa mort à la Herzog August Bibliothek de Wolfenbüttel, nous a été utile pour mener des enquêtes sur ses lectures et ses connaissances.
Première partie
Commentaire
Chapitre premier
Une pratique aristocratique de l'épistolarité
L'étude de la matérialité de la correspondance entre Philippine-Charlotte de Brunswick et Louise de Montmorency est révélatrice du rapport que chacune entretient avec le message écrit de l'autre. La description et l’analyse codicologique précise des lettres permettent au lecteur de s'en fabriquer une image et de mieux visualiser certains détails précieux aux yeux des correspondantes. La couleur du papier, son format, les filigranes présents en transparence mais aussi la couleur de l'encre sont autant d'indices sur les habitudes d'écriture des deux amies. Les techniques de pliage et l'usage d'enveloppes sont à mettre en relation avec les convenances de l'époque. La mise en forme et la mise en page des missives sont également importantes, dans la mesure où elles mettent en lumière des anomalies, à savoir l'absence fréquente de la mention de lieu ou les variations dans l'écriture de la date. De même, la signature de Philippine-Charlotte fait preuve d'originalité tandis que celle de son amie française se situe dans le strict respect des bienséances épistolaires. Une attention plus aiguë portée à la graphie des deux femmes révèle des différences plus conséquentes dans le soin mis à la propreté de l'expression écrite que dans l'orthographe ou l'application des règles grammaticales, celles-ci ne faisant pas encore l'objet d'une fixation particulière. Les réécritures, biffures ou oublis de mots sont assez réguliers dans les lettres de la duchesse douairière, alors que la princesse de Montmorency s'applique à produire des textes exempts de tout reproche, comme le montrent les brouillons successifs dont nous conservons quelques exemples dans le fonds d'archives. Il est vrai que sa position d'infériorité et de débitrice vis-à-vis de Philippine-Charlotte la soumet à davantage de rigueur au niveau de l'écriture épistolaire.
Ces écarts de situation sont à mettre en relation avec les normes épistolaires. En effet, à travers les détails matériels de cette correspondance, le lecteur ou l'historien perçoit une toile de fond tissée de règles épistolaires, une culture commune à tout aristocrate du siècle des Lumières. L'influence d'une littérature protéiforme basée sur l'usage de la lettre n'est pas négligeable. Que ce soient des manuels épistolaires, des éditions de lettres d'hommes illustres authentiques ou non, des romans épistolaires, tous ont leur rôle à jouer dans la formation d'un bagage épistolaire. Leur présence dans la bibliothèque de Wolfenbüttel nous rappelle que la maîtrise de la langue écrite est un long apprentissage qui se perfectionne au-delà du temps de l'éducation. Grâce aux quelques éléments de réponse tracés par Louise de Montmorency sur les lettres de Philippine-Charlotte, nous sommes en mesure de comparer leurs deux modes d'écriture. L'épistolarité de la première repose essentiellement sur un respect inconditionnel des codes. Les formules d'adresse et d'adieu sont très stéréotypées et ne laissent pas de place à la fantaisie. Le titre de sa correspondante est mis en valeur, de sorte que la distance préconisée entre l'adresse et le début du texte de la lettre soit le reflet de la distance sociale qui sépare les deux interlocutrices. De même, l'usage de la troisième personne pour désigner la duchesse-mère entre dans cette logique de politesse qui annihile toute spontanéité pouvant être le fait de la relation amicale. Au contraire, les lettres de Philippine-Charlotte se caractérisent par un rejet systématique de tout ce qui pourrait se rattacher à de la bienséance. Sa remise en question des codes est permanente. Elle n'utilise manifestement pas de brouillons, à voir les ratures et repentirs laissés dans les messages envoyés. La présence quasi anarchique des post-scriptum bannis par les ouvrages d'éducation en est un autre exemple, ainsi que la proximité entre l'adresse et le corps de la lettre symboliquement représentative de celle que leur procure leur amitié.
Le lien que Louise de Montmorency entretient avec l'écriture épistolaire – qui manifeste, comme chez son interlocutrice, leur amitié – est particulier. Celle-ci s'approprie les lettres qu'elle a reçues de façon très originale. Les apostilles qu'elle place sur ces missives tout au long de leur échange traduisent l'importance qu'elles ont à ses yeux. Des marques de la progression de la lecture ou des informations sur le jour de réception donnent à voir la composante de la relation épistolaire rendue invisible par la perte de la seconde moitié de la correspondance. Il en va de même pour les marqueurs de réponse, qu'ils soient très concis et ciblés sur un passage lu ou développés en une vraie réponse. Les étapes de la conception des lettres ne se matérialisent que dans ces éléments et il est important de les souligner pour espérer capter un écho de cette voix perdue. Enfin, une politique de conservation se manifeste à travers les ajouts de Louise de Montmorency. Nous apprenons ainsi qu'après datation mensuelle des lettres, ces dernières font l'objet d'un classement organisé à l'aide de bandes de papier scellées les regroupant par semestre. Le récapitulatif numérique des lettres reçues laisse à penser que cette correspondance est très précieuse aux yeux de la princesse française. Par l'intermédiaire d'une attention particulière à la matérialité de ces lettres, l'historien perçoit l'oscillation entre tradition et innovation qui anime les deux amies. Elles parviennent, à des degrés différents, à s'affranchir des convenances épistolaires aristocratiques bien établies. Elles offrent donc au lecteur une vision rajeunie de leur relation à travers l'écriture. Le choix fait par Philippine-Charlotte de Prusse de la spontanéité et du refus de la bienséance participe d'une volonté de lier une amitié nouvelle, presque à la manière d'une adolescente, en mettant de côté ses quatre-vingt-deux ans.
Chapitre II
Regard sur des préoccupations séniles
La duchesse-mère de Brunswick et son amie française, Louise de Montmorency, ont, au moment de leur correspondance, déjà atteint l'âge moyen au décès au xviiie siècle, puisque 8 % seulement de la population passe le cap des soixante ans. Il est intéressant de s'interroger sur l'impact de cette donnée sur le récit de leur vie tel qu’il transparaît dans les lettres. Car la vieillesse y tient une place importante. L'expression de l'amitié est un des points d'accroche essentiels, étant le vecteur d'une conception renouvelée de ce sentiment, directement dépendante de l'âge des protagonistes. Au-delà des considérations classiques sur le pacte épistolaire et la fréquence des échanges, le vocabulaire utilisé par les deux femmes pour décrire leurs sensations, de même que la mise en scène de l'écriture et de la réception dans le discours épistolaire, font preuve de nouveauté. Une certaine exaltation romantique ainsi qu'une propension à utiliser les mêmes lieux communs que dans les amitiés de jeunes filles amènent le lecteur à réfléchir aux vertus rajeunissantes de cette relation, à la concevoir comme une cure de jouvence pour les deux correspondantes qui y puisent une force de résistance aux aléas de la vie et de l'histoire. Cependant, la sénescence ne disparaît pas totalement de leurs écrits et elle peut même devenir un obstacle à leur relation. Pour les observateurs extérieurs, au premier rang desquels se trouve le duc régnant de Brunswick, l'âge mûr de Philippine-Charlotte pourrait être une des raisons qui ont conduit la princesse de Montmorency à rechercher son amitié. Le jugement de la duchesse-mère s'étant affaibli avec l'âge, il s'agirait d'une occasion parfaite aux yeux de l'émigrée française pour obtenir un soutien voire même une protectrice à la cour de Brunswick. Le soupçon de l'exploitation de la faiblesse d'une vieille femme est un des arguments employés par le duc pour éloigner l'amie de sa mère. L'idée de sentiments falsifiés et d'une intrigue montée afin de profiter de Philippine-Charlotte entre en conflit avec la vérité du lien amical exprimé dans les lettres échangées. C'est dans la réaffirmation d'une amitié sincère et non simulée que le couple épistolaire procède à de grands serments de fidélité. La promesse d'être présente l'une pour l'autre jusqu'à ce que la mort les sépare a un écho spécifique dans ce contexte où les protagonistes sont à la fin de leur parcours de vie. L'éternité de leur attachement semble alors braver les lois de la nature, auxquelles elles sont déjà en partie soumises par leur entrée de plain-pied dans la vieillesse. Cette correspondance fait pleinement partie des écrits du for privé, et en cela offre un aperçu sur l'intimité de celles qui l'échangent.
La vieillesse constitue un angle d'étude privilégié sur l'intimité car il est démontré que les questions de santé – et quelle est la période de la vie où l'on aborde le plus ce sujet, si ce n'est la sénescence ? – en sont la porte d'entrée. Il est vrai que la santé est un domaine d'expression récurrent dans les relations épistolaires, mais il est évidemment en corrélation avec l'âge et donc avec les soucis de constitution des interlocuteurs. Les conseils prodigués par Philippine-Charlotte à Louise de Montmorency sont légion. Les recettes, les régimes conseillés et l'interprétation des phénomènes naturels dévoilent toute un pan de la culture médicale populaire qu'il est surprenant de voir chez une femme de haute noblesse, et qui plus est adepte des conceptions scientifiques des Lumières. Ce dernier aspect est cependant visible dans les lettres, par l'intermédiaire des récits de consultations de médecin, la présence d'un vocabulaire savant ainsi que la connaissance des théories médicales. La mise en mots des maux se devait d'être étudiée pour saisir la conception intellectuelle et la perception physique qu'en ont les deux amies, puisque la conscience du vieillissement du corps entraîne des choix de vie différents de ceux d'avant. Le regard des autres sur la vieillesse de Philippine-Charlotte – à savoir celui du duc régnant, qui considère l'amitié de sa mère avec une émigrée française comme relevant d'une lubie de vieille dame, ou celui des médecins –, et même des correspondantes l'une envers l'autre, favorise cette prise de conscience. L'omniprésence de la mort est aussi une des conséquences de la vieillesse et on ne peut manquer d’analyser ses impacts sur l'écriture. Les récits de décès dans l'entourage ou les considérations religieuses sur la fin de la vie sont des rappels de cette issue inéluctable et de plus en plus proche. La focalisation précise sur la réduction des réseaux rejoint l'idée qu'avec la vieillesse, les relations s'amenuisent – décimées par la mort ou par des incapacités physiques et intellectuelles à les entretenir – jusqu'à se recentrer exclusivement sur le couple épistolaire. Le lien fort entre santé et écriture épistolaire, la seconde pouvant être perçue comme responsable des ennuis de santé ou au contraire comme un soulagement, est un paradoxe que les lettres de la duchesse douairière à Louise de Montmorency soulignent. À la question posée en tête de chapitre sur la présence d'un journal de santé au sein de cet échange épistolaire, nous répondons que notre cas ne s'adapte pas vraiment à la définition qu’on en donne. La succession de mentions correspondant à ce type d'écrits peut en donner l'impression mais il s'agit davantage de préoccupations journalières que d'une volonté réelle de parler de sa santé. Nous plaidons plutôt pour l’étiquette de « gazette de santé » qui correspond mieux, dans la mesure où sont évoquées les nouvelles diverses de l'état physique des personnes qui les entourent – société émigrée ou cour brunswickoise -, mais aussi de façon plus large, des personnalités de l'époque, comme l'impératrice de Russie ou le roi d'Angleterre.
Chapitre III
Une relation témoin des transferts culturels entre France et Allemagne
Face à une relation amicale qui fait intervenir deux femmes d'origines différentes et donc de cultures différentes mais réunies au même endroit à cause des circonstances historiques, il nous a semblé intéressant de nous pencher sur les transferts culturels entre la France et l'Allemagne. La notion de transfert culturel est assez récente, forgée en Allemagne par des chercheurs stimulés par les liens nés de l'arrivée massive de Français en Allemagne suite aux événements révolutionnaires. Le siècle des Lumières est le siècle par excellence du rayonnement culturel de la France dans les cours européennes. Celle de Brunswick ne fait pas exception à cet engouement. Après nous être attardée à dresser un tableau de l'influence française dans les activités culturelles de la principauté lors du règne de Philippine-Charlotte et de ses prédécesseurs, nous avons le sentiment que l'émigration en Allemagne de nobles français est le canal le plus idoine pour comprendre comment la cour a vécu à l'heure française. Les lettres des deux amies relatent les occupations des émigrés qui se divertissent selon les coutumes françaises et les importent auprès des Brunswickois. Du côté de la duchesse douairière, la présence et l'amitié de la princesse de Montmorency sont autant de moyens d'entrer en contact avec le raffinement français. L'admiration de Philippine-Charlotte pour la France peut être une conséquence de son admiration pour son frère Frédéric II, mais il n'en reste pas moins qu'elle est sincère et que ses liens avec Louise de Montmorency rendent possible le partage de ses goûts et la valorisation de sa capacité à s'imprégner des idéaux français.
Les deux femmes s'écrivent en français, selon une tradition qui fait du français la langue de l'Europe aristocratique. Cependant, ce choix s'impose aussi de par le fait que la princesse française ne maîtrise pas la langue allemande. Sachant que la duchesse-mère utilise l'allemand pour des besoins administratifs, il est aisé de conclure à son bilinguisme. L'étude du français écrit par Philippine-Charlotte permet de comprendre l'appropriation qu'elle fait d'une langue qui lui reste malgré tout étrangère. Le vocabulaire et l'utilisation d'expressions imagées françaises sont les indices d'une maîtrise assez exceptionnelle de la langue. Toutefois, les fautes de grammaire et d'orthographe plaident pour un apprentissage oral qui se distingue par une écriture phonétique des mots. Il arrive parfois que des lettres peu usitées en français soient d'usage courant dans la graphie de la duchesse-mère, reflétant une conception allemande des sons. La langue de réflexion et de mise en mots préalable à l’écriture est assez subtile à saisir pour le lecteur extérieur. Cependant, la fluidité de l'expression, son habitude à manier la langue française – comme le prouvent d'autres correspondances familiales rédigées de même – garantissent une réflexion en français antérieure à l'écriture. Les quelques erreurs qui subsistent peuvent être corrigées grâce à l'amitié de la princesse française qui tient alors le rôle de mentor, tout comme Voltaire avec Frédéric II de Prusse. Sa présence stimule l'intelligence de Philippine-Charlotte, puisque l'usage de l'allemand pour pallier les inexactitudes est impossible.
Autour des deux protagonistes gravitent de nombreuses personnes qui forment des réseaux, lieux d'échanges culturels entre émigrés et autochtones. L'implantation des Français dans le duché de Brunswick est en soi porteuse de transferts culturels, les Allemands étant invités, à l'image des duchesses douairière et régnante, à participer aux loisirs proposés par les émigrés. À l'inverse, l'intégration dans le réseau curial de Brunswick pour les membres les plus éminents de la société émigrée rend possible des transferts culturels dans le sens Allemagne-France.
Mais il faut interroger la réalité de ces échanges culturels. La correspondance entre les deux amies allemande et française dévoile clairement la place importante laissée à la culture française, comme le montrent les références historiques et littéraires de Philippine-Charlotte. Alors qu'il est connu que la famille ducale de Brunswick a été un soutien sans faille des idées des Lumières françaises puis de leurs équivalents allemands – le poste de bibliothécaire de la Herzog August Bibliothek confié au dramaturge Lessing en est un exemple –, les excès de la Révolution française ont provoqué son revirement et une certaine gallophobie. En parallèle, on observe un repli sur les éléments culturels liés à l'Allemagne et à la nation germanique en germe. La relation épistolaire de Philippine-Charlotte et Louise de Montmorency se fait parfois le reflet de l'exaltation des sentiments, à la manière des romantiques à venir. Pourtant le transfert culturel en provenance de l'Allemagne et intégré par les Français est très ténu. Comme en concluent certains historiens de la période, les émigrés n'ont pas cherché à s'intégrer à la population locale ni à adopter leur culture, partant du fait que leur installation n'était que temporaire. C'est de là que vient l'échec des échanges culturels dans un contexte pourtant favorable. L'amitié franco-allemande de la duchesse-mère et de la princesse de Montmorency peut se voir comme un condensé de cet insuccès. Les lettres à elles seules ne témoignent pas de l'enthousiasme de Philippine-Charlotte pour les innovations culturelles allemandes, alors qu'il y avait là un moyen de les diffuser auprès des Français installés à Brunswick. Totalement ignorante de tout ce qui pouvait toucher aux Allemands, Louise de Montmorency aurait pu avoir une position plus confortable à la cour de Brunswick si elle avait bénéficié de ces transferts culturels.
Deuxième partie
Édition critique
Chapitre premier
Règles d'édition
L'édition des lettres de Philippine-Charlotte de Prusse à Louise de Montmorency respecte les règles mises en place pour l'édition des textes d'Ancien Régime. Bien que la correspondance se soit effectuée dans les toutes dernières années de la Révolution française, les épistolières ont écrit selon des habitudes acquises sous l'Ancien Régime. L'orthographe a donc été laissée telle qu'elle avait été rédigée, mais quelques améliorations et normalisations d'accents et de majuscules ont été nécessaires pour donner plus de cohérence et de facilité à la lecture. La transcription se veut fidèle à l'état final du texte. Les repentirs fréquents, comme les biffures, réécritures ou mots bissés, sont signalés en note d'apparat critique, ainsi que les mots dont l'orthographe ne permet pas de saisir le sens rapidement. Les annotations ou éléments de réponse de la princesse de Montmorency ont été laissés à leur place, au cœur du texte de la Duchesse douairière, dans une police plus petite, pour conserver l'interaction entre les deux voix. Cependant, les ambiguïtés sont levées par des notes. La mise en page générale des lettres a fait l'objet de modifications pour introduire plus de clarté. La séparation en paragraphes n'est pas d'origine, ni la disposition des dates et signatures. Cependant, les formules d'adresse sont, elles, rigoureusement placées à l'identique des lettres pour percevoir les convenances épistolaires.
Chapitre II
Vestiges d'une amitié : trois ans de correspondance
Le corpus d'édition se compose de trois cent soixante-cinq lettres, la majeure partie étant adressée à Louise de Montmorency par Philippine-Charlotte, duchesse-mère de Brunswick. Parmi celles-ci, quelques-unes sont des minutes et brouillons de la destinataire. Dans ce dernier cas, les brouillons successifs sont édités les uns après les autres, et non les uns par rapport aux autres sur un support unique. La dernière pièce du fonds n'étant pas une lettre mais un ensemble de témoignages sur l'émigration recueillis par la princesse de Montmorency auprès de parents et amis, elle a été introduite en annexe pour en conserver une trace. La correspondance ne se présente pas strictement comme dans le fonds des Archives nationales. Elle a fait l'objet de remaniements en raison d'erreurs de date et donc de classement. Quelques lettres non datées ont été réintroduites à leur place logique, dans la mesure où aucune contestation ne pouvait être faite. En cas de doute, on s'est abstenue de toucher à l'ordre d'origine.
Conclusion
Les lettres de la duchesse douairière de Brunswick offrent, en tant qu'écrit du for privé, une vision personnelle de l'histoire en ces moments d'effervescence révolutionnaire et nobiliaire. Leur intérêt est de fournir un témoignage différent des autres types de récits conservés puisqu'elles proposent une lecture à vif des événements mais seulement en ce qu'ils touchent de près les protagonistes. Elles invitent également à une plongée dans les pensées intimes des deux amies et dans la conception qu'elles-mêmes se font de leur amitié. Marquées par la question de la vieillesse, elles laissent voir au lecteur les préoccupations de Philippine-Charlotte de Prusse et de Louise de Montmorency au sujet de leur santé et de celle de leur entourage, au point de constituer une « gazette de santé ». Toutefois, une véritable jeunesse d'esprit entre en contradiction avec les détails de déchéance physique. Elle se révèle dans l'expression des sentiments, mais aussi dans la manière propre à chacune des épistolières de renverser les codes pour laisser transparaître davantage d'amitié et de proximité. L'originalité de cette correspondance réside dans cette assimilation particulière des convenances épistolaires par la mise en place d'un système de lecture, de réponse et de conservation très moderne. Ces éléments indiquent l'importance que l'amitié qui liait les deux femmes avait à leurs yeux.
Par ailleurs, la correspondance, dans cet autre aspect que constituent les transferts culturels, confirme les données historiques sur la suprématie de la culture française et de tout ce qui est relatif à la France au xviiie siècle. La personne de la duchesse-mère de Brunswick est l'archétype même de l'aristocrate éduquée dans l'admiration de l'art français. Et pourtant, bien que la Révolution ait ébranlé ses convictions au point de la faire s'intéresser aux réalisations allemandes, elle ne parvient pas à transmettre un peu de cet attachement à son amie française. Leur remarquable proximité aurait pu être le lieu inédit d'un échange culturel en faveur de l'Allemagne, mais la correspondance de Philippine-Charlotte et Louise n'a su être que le réceptacle de réflexions françaises écrites en français. S'il est vrai que le décès de la duchesse douairière s'est avéré un obstacle à des transferts plus construits, le retour en France de Louise de Montmorency pourrait devenir le symbole de cet échec. Au cœur des conflits européens, la correspondance de ces deux aristocrates apparaît comme un trait d'union entre deux pays, deux cultures et deux époques, l'une révolue et l'autre en devenir.
Annexes
Généalogies : ascendance et descendance de Philippine-Charlotte de Prusse, duchesse de Brunswick ; les rois de Prusse de 1786 à 1888 ; ascendance et descendance de Louise de Montmorency. — Documents sur l'hébergement de la princesse de Montmorency : note du duc de Brunswick au sujet de la princesse de Montmorency (1800) ; lettre de la princesse de Montmorency au drossart de Wolfenbüttel, le baron de Rodenberg, du 15 septembre 1800. — Acte de décès de Louise de Montmorency du 25 août 1818. — Témoignages sur l'émigration recueillis par Louise de Montmorency. — Tableau récapitulatif des lettres et concordances. — Index des noms de personnes et de lieux. — Table des figures.