Sommaire
- Introduction
- Sources manuscrites
- Première partie
- La logistique de la maison domestique en campagne
- Chapitre premier
- La préparation, les marches et l’ampleur du détachement de la maison domestique
- Chapitre II
- L’organisation des logements de Louis XV en campagne
- Chapitre III
- L’organisation du quartier du roi : quotidien et culture matérielle du souverain aux armées
- Chapitre IV
- Le grand couvert du roi aux armées
- Deuxième partie
- La participation du roi aux opérations
- Chapitre premier
- Les fonctions réelles et fictives du roi chef de guerre dans le commandement de l’armée
- Chapitre II
- Le roi guerrier et le refus de livrer bataille : la « cryse » de la maladie de Metz en août 1744
- Chapitre III
- Le roi sur le champ de bataille : Fontenoy et Lawfeld (11 mai 1745 et 2 juillet 1747)
- Chapitre IV
- Le roi guerrier in absentia et l’« armée de cour » : l’arbitrage du conflit entre Maurice de Saxe et le prince de Conti à propos de la recherche d’une bataille (1746)
- Conclusion
- Louis XIV surpassé par Louis XV ?
- Pièces justificatives
Introduction
En 1744, au lendemain de la mort du cardinal de Fleury et au beau milieu de la guerre de Succession d’Autriche (1741-1748), Louis XV prend la décision de se rendre sur la frontière de Flandre, sur le modèle de Louis XIV, et de prendre personnellement la tête de son armée. De 1744 à 1747, c’est la dernière fois qu’un roi de France remplira les fonctions de chef de guerre en campagne. L’itinérance monarchique s’accompagne du maintien du décorum et de la magnificence matérielle de la cour de France, qui connaît une métamorphose militaire à cette occasion. Olivier Chaline a souligné à cet égard combien cette dimension de la cour, institution protéiforme susceptible de se muer en quartier du roi, est minorée par l’historiographie.
Le commandement des armées par le roi en personne joue pourtant un rôle essentiel dans l’économie symbolique et politique de la monarchie absolue en France dans la perspective d’une application à la guerre de l’infaillibilité monarchique, sous la forme d’un « dogme de l’invincibilité des armées en présence du roi ». Cette transposition constitue un véritable effort de « recharge sacrale », conforme à l’esprit de la « religion de la seconde majesté ». L’étude de la participation de Louis XV aux opérations permet enfin de démontrer combien cette démarche s’articule autour d’une dialectique contradictoire de rejet de la prise de risques et de fascination pour la victoire décisive.
Sources manuscrites
Les sous-séries AG A1, A2, 1 M, 1 VN, du Service historique de la Défense, comportent l’ensemble des journaux de siège, de la correspondance passive du secrétaire d’État de la Guerre et de ses bureaux, les minutes des lettres « ostensibles » de sa correspondance active, ainsi que des minutes et originaux de lettres « particulières » issus des papiers du maréchal de Belle-Isle. Elles sont complétées par les lettres « particulières » du fonds d’Argenson de la bibliothèque universitaire de Poitiers et par celles de la correspondance passive de Jean Moreau de Séchelles, conservée aux Archives diplomatiques.
Plusieurs cahiers inédits des Mémoires du duc de Croÿ-Solre, conservés à la bibliothèque de l’Institut, ainsi que la correspondance active des ambassadeurs prussien, impérial, espagnol, vénitien, danois et suédois, tirée des Archives diplomatiques, des Archives nationales, de l’Archivo general de Simancas, de l’Archivio di Stato de Venise, des Rigsarkivet et des Riksarkivet, sont précieux pour l’étude du cérémonial de la cour militaire. Au Royaume-Uni, ont été exploitées la série CP des Royal Archives et les séries SP 77, 84, 87 des National Archives, qui offrent le point de vue du commandement et du gouvernement britannique sur Louis XV et ses opérations militaires, ainsi que des lettres saisies par la Royal Navy à bord de vaisseaux français, aujourd’hui conservées dans le fonds de la High Court of Admiralty.
La sous-série O1 des Archives nationales permet d’aborder la culture matérielle de Louis XV aux armées, notamment les sources comptables constituées par les comptes des Bâtiments du roi et de l’Argenterie et Menus Plaisirs de la Chambre pour les années 1744 et 1747, ainsi que le recueil d’états de dépenses du Trésor royal et de copies de bons du roi intitulé Voyages du roy en Flandres. Cette culture matérielle est également documentée par le journal du Garde-Meuble de la Couronne pour les années 1744 à 1747 et par l’inventaire des tentes et pavillons. Ces sources, mises en relation avec les dessins des peintres de bataille à la suite du roi provenant de la sous-série 7 M du Service historique de la Défense et avec les plans des quartiers du roi que contiennent les « livres de guerre » du comte d’Argenson, conservés à la bibliothèque de l’Arsenal, et qui figurent les tentes de Louis XV et de sa cour, permettent de mesurer les fastes de la présence du roi aux armées. Enfin, les fonds des archives municipales de Lille, Douai, Reims, Verdun, Metz, Strasbourg, Sélestat, en particulier les séries BB et CC, mais aussi les fonds des archives de la ville de Bruxelles et les séries C et E dépôt des archives départementales de l’Aisne et du Bas-Rhin ont fourni des pièces comptables et des relations de séjour du roi.
Première partie
La logistique de la maison domestique en campagne
Chapitre premier
La préparation, les marches et l’ampleur du détachement de la maison domestique
Le modèle de Louis XIV inspire le voyage aux armées. Dumortous, panégyriste, estime que celui-ci avait « rempli l’imagination de son successeur », devenu un « monarque altéré de gloire », fasciné en outre par Frédéric II et par l’exemple de Georges II d’Angleterre à Dettingen. Dès ses vingt-quatre ans, en 1734, Louis XV souhaitait se rendre au siège de Philippsbourg. Fleury s’y était opposé. En 1743, le roi ne renonce que faute d’effectifs et d’offensive dignes de lui. Cette ambition a donc toujours habité Louis XV.
En 1744, le départ, préparé sous le sceau du « secret de la comédie », entraîne confusion et hésitation entre économie et nécessité d’un décorum. Deux modèles sont proposés : celui de Louis XIII, sobre, celui de Louis XIV, fastueux. De crainte d’un régicide, on préfère une suite nombreuse et « la pompe », « telle qu’il convient à un grand roi ». Le détachement de la Maison domestique compte quatre cents personnes environ, sans compter les quarante-cinq domestiques et les voitures de chaque ambassadeur étranger. On en possède la liste complète, qui permet de mesurer l’adaptation du quotidien de Versailles aux armées. La Chambre, la Garde-Robe, la Bouche, la Fruiterie, la Faculté, la Chapelle, et la Grande Écurie suivent Louis XV. La dépense est considérable : 1 604 593 livres en 1744, dont 1 153 887 pour la seule Bouche. En 1747, la somme totale s’élève à environ 2 536 993 livres. L’argent, perçu sur le Trésor royal avant le départ, puis sur le trésorier de l’Extraordinaire des Guerres pendant la campagne, est distribué, souvent par avance, aux officiers et fournisseurs par un commis du Contrôle général de la Maison domestique, qui en donne quittance. Un état général mensuel est composé sur les états hebdomadaires par les contrôleurs. La dépense de la Chambre est payée par le trésorier des Menus. Trop coûteux, le projet d’emmener toute la Maison domestique est abandonné : la suite de Louis XV n’est qu’un pis-aller faute de pouvoir emmener Versailles aux armées. Selon Jean Moreau de Séchelles, « la cour est plus embarrassante que l’armée ».
Elle paralyse fréquemment les routes. La Chambre est régulièrement victime d’accidents dommageables pour le cérémonial de la cour. Des expédients logistiques sont mis en place. L’analyse de l’aménagement des routes montre une procédure administrative rigoureuse, tandis que l’organisation des marches du roi déclenche rivalités et querelles de préséances. Le parc de voitures de la Maison domestique est considérable et typologiquement varié. La seule Chambre du roi, en 1747, emploie vingt-huit chariots à quatre chevaux. Le nombre de chevaux nécessaires peut s’élever à près de cinq cents. Le fourrage, de 10 000 à 20 000 rations et 25 000 bottes de paille par jour, est tantôt payé à l’étapier, tantôt exigé aux communautés d’habitants par les intendants et déduit des impositions, ou encore prélevé par des fourrageurs.
Chapitre II
L’organisation des logements de Louis XV en campagne
Le choix de l’emplacement et la préparation du logement du roi appartiennent au grand maréchal des logis, aux trois maréchaux des logis et à quatre fourriers de la Maison du roi. Les fourriers font des repérages appelés « levées ». Le comte de La Suze, grand maréchal des logis de la Maison du roi, sécurise les lieux, mais en est parfois chassé par des hussards. Il collabore avec les pouvoirs locaux, magistrats, évêque et gouverneur, avec lesquels il se concerte, le plus souvent oralement, et qui fournissent à ses fourriers des états des bâtiments disponibles. Faute de place, les villages voisins sont investis et qualifiés de « secours ». Afin d’attribuer les logements, les fourriers marquent ensuite le « pour », c’est-à-dire une marque à la craie sur la porte donnant sur rue. On ne peut l’effacer sous peine de perdre la main. Le marquage des appartements du roi se nomme « faire le corps ». Le roi est associé au choix de l’emplacement du logement. Cette procédure suscite de vives résistances à Bruxelles, en 1747. L’intendant d’armée fait acheminer ouvriers, matériaux et vivres, contrôle les travaux intensifs de maçonnerie et d’édification des fours, écuries, cuisines, baraques et dépôts de paille et fourrage. Les dégâts infligés aux propriétés sont souvent considérables, comme au château de Perck en 1746. Des changements liés aux tirs de l’ennemi, à des incendies accidentels, à la salubrité des lieux, peuvent intervenir.
Dans ces résidences royales militaires, distribution des pièces et décor matériel reflètent une humilité acceptée de mauvaise grâce. Dans l’antichambre, princes et généraux « bordent la haie » ou conversent de la guerre avec les ambassadeurs reçus dans la Chambre du roi. L’ameublement du logement reflète une sobriété davantage subie que délibérée. La Chambre transporte les lits du roi : lit de veille, petit lit du roi « qui va derrière son carrosse » et lit de poste. En 1747, on emmène les deux chambres du roi, conformément à l’usage. Les pouvoirs locaux fournissent le reste. À Bruxelles, en 1747, le magistrat cherche à s’en décharger sur les États de Brabant. Tableaux, tentures, meubles et objets du quotidien permettent d’appréhender l’atmosphère du logement.
La difficulté la plus épineuse relative au logement de Louis XV est l’installation de Madame de Châteauroux. L’intendant d’armée est chargé, à Lille, à Dunkerque, à Arras, d’établir des galeries menant du logement de la favorite aux appartements royaux, murant une rue, perçant des greniers, afin que le roi passe inaperçu. Au sein des bureaux de la Guerre, peintres de bataille et commis, au nombre de cinquante-six en 1746, voyagent dans pas moins de vingt-cinq voitures, errant parfois en pleine nuit d’une maison à l’autre, au détriment de l’expédition des affaires.
Chapitre III
L’organisation du quartier du roi : quotidien et culture matérielle du souverain aux armées
Le quartier du roi est le village ou la ville où le roi a établi son camp militaire. L’expression englobe les logements du roi, de sa garde, de sa cour et du corps de bataille qu’il commande. S’y trouvent les services de l’armée et les vivandiers. Déterminer son emplacement s’effectue selon des critères d’hygiène et de sécurité. On le défend par un retranchement bastionné, dont l’établissement requiert jusqu’à deux mille pionniers, comme à Wervicq en 1744, et qui est renforcé d’artillerie. L’intendant d’armée veille au maintien des communications par l’emploi de sous-inspecteurs des Ponts et chaussées et de pionniers. Le « quartier du roi est un endroit sacré comme le Louvre », ce dernier nom étant très fréquemment attribué au logement du roi stricto sensu. L’ancienne conception qui fait de celui-ci un « sanctuaire » est donc toujours vivace et s’accompagne de l’interdiction du blasphème, de l’éviction de toute population délinquante, d’une circulation de la soldatesque soumise à autorisation. Les désagréments y sont éradiqués : on fait sabler et nettoyer les rues, on interrompt arbitrairement la tannerie, de crainte des odeurs.
À l’image de celle d’une ville, la police du quartier du roi est essentielle ; elle est assurée par la prévôté de l’Hôtel et par la prévôté de l’armée, qui se livrent, dès 1744, à une violente querelle de juridiction. L’approvisionnement de la Maison domestique est le fait de pourvoyeurs, qui paient en argent comptant et sont prioritaires sur les autres acheteurs. Les populations des environs sont incitées à apporter au marché le plus de denrées possible afin de créer l’abondance associée à la présence du roi. Ces ventes sont exemptées de taxes, ce qui débouche sur des fraudes, violemment réprimées. À Lille, le magistrat établit trois comités pour « accélérer le service du roi ». Néanmoins, le quartier du roi est frappé par la cherté. La prévôté de l’Hôtel doit y établir « le taux sur les vivres », c’est-à-dire un maximum des prix.
La société de cour aux armées incarne le quotidien du roi en son quartier. L’arrivée du monarque est une véritable entrée royale guerrière. La représentation de la personne du roi joue sur le symbolisme de ses « habits pour la guerre », sa cuirasse et ses armes. Lors des cérémonies religieuses, de coloration martiale, le roi est peu visible aux yeux des populations, comme en témoigne le duc de Croÿ. La garde du roi est un enjeu constant de cérémonial et de prestige, qui capte l’attention du roi et des courtisans. Les honneurs consentis aux princes, aux ambassadeurs, aux ministres, se révèlent des « fétiches du prestige ». L’analyse du cérémonial militaire montre en quoi il distingue la personne du roi. Les intrigues et les crises graves occasionnées au quartier du roi par les sièges de Tournai, en 1745, et de Berg-op-Zoom, en 1747, ébranlent le commandement en présence de Louis XV et illustrent les tensions entre courtisans militaires et soldats de métier. La variété des divertissements vise à préserver le monarque de la mélancolie.
Enfin, le quartier du roi s’orne des tentes de guerre du roi, héritées de Louis XIV. Si celles-ci manquent cruellement en 1744, la production d’un ensemble considérable par l’atelier de Vincennes et par un sous-traitant ressuscite les fastes du feu roi en 1747. Ces tentes reproduisent la distribution des pièces de l’Appartement du roi, salle des gardes, antichambre, salle à manger, où l’on transpose l’étiquette de Versailles, et elles complètent les bâtiments dans les cours et jardins. Le luxe se communique à toute la cour qui rivalise de magnificence. S’y ajoutent la tente des ambassadeurs, les tentes particulières de ceux-ci et leur mobilier de campagne, ainsi que la superbe tente turque, cadeau de la Sublime Porte, utilisée pour recevoir la députation du parlement de Paris en 1745. Enfin, des tentes sacrées complètent l’ensemble : la tente chapelle du roi et les « maisons de bois du roi », tenant lieu d’appartements privés du monarque. Dépendant de la surintendance des Bâtiments, elles ont été construites d’après les vestiges des maisons de bois de Louis XIV. Formant la Chambre du roi, le Cabinet, la Garde-Robe et la salle du Conseil, décorées par le peintre Pierre-Josse Joseph Perrot, elles possèdent un mobilier qui en fait une véritable résidence royale aux armées.
Chapitre IV
Le grand couvert du roi aux armées
En dehors des haltes du roi, qui constituent des déjeuners pris lors des marches, le grand couvert est la cérémonie la plus importante au quartier du roi. En l’absence du maître d’hôtel, le contrôleur général de la Bouche précède le monarque dans son logement avec les voitures chargées des vivres et des ustensiles, en sorte que les plats soient immédiatement prêts. Il dirige le cérémonial et sert le monarque. Les valets de pied de la Grande Écurie se présentent aux cuisines de la Bouche à l’heure du service pour apporter les plats jusqu’à la pièce où le roi mange. Quatre valets de pied fournissent les assiettes, les verres et le vin aux pages de la Grande Écurie pour les convives. À chaque service quatre autres valets de pied débarrassent et apportent les nouveaux plats. Les convives sont servis par un page assisté d’un valet de pied, placé en arrière. La Bouche porte un « habit uniforme » bleu qui reproduit celui de l’époque de Louis XIV aux armées. Le grand couvert aux armées est une fête exceptionnelle, où, chose extrêmement rare, le roi invite à sa table les princes et les courtisans. Il se tient souvent dans une vaste salle où des centaines de curieux, sur des gradins, viennent l’admirer. Lors d’un siège de place-forte, Louis XV dîne sous sa tente salle à manger, assis sur un fauteuil, tandis que les princes du sang et les généraux sont assis sur des tabourets à dossier. La vaisselle et les couverts sont d’argent surdoré, marqués pour partie aux armes du roi et de trois couronnes, et pour partie aux armes du dauphin. La table est ornée d’un surtout. En 1745, la table du roi est servie a minima « tout comme au grand couvert à Marly de douze couverts ». Le détail du menu en confirme la richesse : deux services aux mets magnifiques, fruits fournis depuis Versailles, vin d’Espagne, de Rivesaltes et de Chypre. Le « fruit », confectionné par des pâtissiers, est servi « à plat sur des porcelaines ». On ne respecte guère les jours maigres aux armées. La table du roi connaît enfin quelques dysfonctionnements notables qui démontrent les limites de la transposition aux armées de l’ordinaire de la cour.
Deuxième partie
La participation du roi aux opérations
Chapitre premier
Les fonctions réelles et fictives du roi chef de guerre dans le commandement de l’armée
Le roi remplit en premier lieu des fonctions fictives, qui appartiennent à la « religion de la seconde majesté ». Qualifié de « héros », au sens de demi-dieu, comparé à Josué, il doit par sa présence galvaniser les troupes ; certains témoins prétendent être frappés d’une émotion mystique à sa vue. Les gazettes, la correspondance « ostensible » des ministres et des ambassadeurs, le présentent comme animé d’un génie omniscient et lui attribuent nombre d’initiatives dont il n’est pas l’auteur. En 1744, bien des contemporains croient pourtant sincèrement à cette valeur surnaturelle du roi.
À l’inverse, le rôle du roi dans le commandement, peu visible, est bien réel lorsqu’il doit arbitrer les conflits entre les factions politico-militaires de sa cour, notamment, en 1744, entre le maréchal de Noailles et le comte d’Argenson. Il marque à cette occasion une grande faveur pour son intendant d’armée Moreau de Séchelles. Cependant la part très active de Louis XV dans les affaires en 1744 débouche sur un préjudiciable ralentissement des expéditions.
Garant de la discipline, le roi doit imposer un service inconditionnel de l’État, voire, selon Maurice de Saxe, réformer l’armée par la suppression de la vénalité et l’établissement de l’avancement au mérite. Lors de l’affaire de Gensac, en 1744, le roi recourt au billet de disgrâce, en dépit d’un acquittement par le conseil de guerre. Le poids de la volonté du roi sur le collège militaire – ministre de la Guerre et généraux – n’est pas négligeable. Le rôle réel du roi dans le commandement dénote une indéniable connaissance du détail des opérations grâce à l’ordinaire du rapport des aides de camp, aux conseils de guerre et au travail du roi lui-même.
Les actions de guerre que l’on fait pratiquer au roi dans le cadre de la guerre de siège sont de véritables rituels de confrontation à la mort destinés à assurer la « recharge sacrale » des « deux corps du roi » et contribuant, pour Louis XV, à « dépouiller le vieil homme ». Elles définissent l’expérience du feu et les mises en scène du corps physique du monarque en chef de guerre. La première est la reconnaissance de la place assiégée par le roi – un rituel de démonstration d’activité –, la seconde est l’ouverture de la tranchée en présence du roi – rituel simulacre d’une direction personnelle du siège. S’y adjoignent la visite du roi à la tranchée, occasion d’un déchaînement symbolique d’une puissance de destruction surnaturelle par le feu de l’artillerie, ou encore l’entrée du roi dans la place assiégée et les libérations de prisonniers en vertu d’un droit de grâce archaïsant et moderne à la fois.
Au-delà de cet ordo traditionnel de la guerre de siège, les sièges de Menin et de Fribourg en 1744, certes victorieux, sont peu satisfaisants. Le principe de la prééminence nécessaire de l’attaque royale est bouleversé, à Menin et à Ypres, en 1744, car l’attaque factice du comte de Clermont progresse bien davantage que la véritable attaque sous le commandement nominal de Louis XV. Le siège de Fribourg, présenté officiellement comme une opération glorieuse pour le roi, est en réalité, de l’aveu de tous, une entreprise politique, militairement inutile, qui vise à rendre son lustre à l’image du roi au lendemain de la maladie de Metz. Les déceptions et embarras se multiplient, tel le choix très contesté de Vallière par le roi pour commander une artillerie défaillante. À Fribourg, les assauts sur la brèche encouragés par Louis XV causent de lourdes pertes, sans succès. À Menin, les assiégés hissent le drapeau blanc en premier lieu à l’attaque du comte de Clermont et non à celle du roi, ce qui met à mal l’image d’invincibilité que l’on veut donner de Louis XV.
Chapitre II
Le roi guerrier et le refus de livrer bataille : la « cryse » de la maladie de Metz en août 1744
Le modèle de la guerre de siège comme guerre royale est remis en question en 1744 par la nécessité de mener une guerre de mouvement en Alsace face à l’invasion autrichienne du prince Charles de Lorraine. Louis XV décide autoritairement de quitter la Flandre pour marcher en Alsace en vue d’une bataille de rencontre. Frappé d’indécision, il n’adopte pas de plan d’opérations et tombe malade à Metz, le 8 août 1744. Or il dispose seul de la légitimité nécessaire pour prendre la lourde responsabilité d’une offensive. Deux partis s’opposent au sein du commandement. Noailles, appuyé avec réticence par le maréchal de Coigny, entend ne prendre aucun risque en présence du roi, dans une démarche attentiste, accentuée par une défiance personnelle envers le duc d’Harcourt qui interdit toute coordination. Le maréchal de Belle-Isle, soutenu par la cour et l’armée, veut une offensive générale et simultanée, pour couper la retraite au prince Charles sur le Rhin. Argenson, comme secrétaire d’État de la Guerre, prend alors la décision exceptionnelle de suppléer à l’incapacité du roi en interprétant ses dernières volontés en faveur de l’offensive. Les autres membres du Conseil du roi, Tencin et Maurepas, absents du front, se déclarent du même avis, contre Noailles.
Ce conflit résulte de la décision de Louis XV, à la veille de sa maladie, d’écarter Belle-Isle du commandement de l’armée au profit de Noailles, en dépit des promesses antérieures de nomination faites par Argenson. La maladie du roi suscite les affrontements des factions politico-militaires, tel celui qui oppose les dévots, partisans de la paix immédiate avec l’Autriche, aux aides de camp du roi, amis du duc de Richelieu et de Madame de Châteauroux, favorables à la Prusse. Se forme un tiers parti, résultant d’une union de circonstance entre Belle-Isle et Argenson. Le 15 août 1744, alors que Louis XV semble mourant, les deux hommes préparent le gouvernement de son fils, qu’ils qualifient ouvertement de « nouveau roi », et écrivent au précepteur de ce dernier, Mirepoix, de faire venir le dauphin jusqu’à Verdun. Enfin, écartant prudemment le duc de Richelieu et les aides de camp du roi, ils les renvoient à l’armée.
Prévoyant la mort de Louis XV, Noailles se prépare à céder son commandement à Belle-Isle pour aller à la cour défendre sa position de quasi-ministre. Mais, tandis que, dans un moment de lucidité, le roi lui rappelle l’agonie de Louis XIII et la victoire de Rocroi, Noailles se trouve acculé par la multiplication des injonctions de passage à l’action et doit enfin céder. Pourtant, son offensive, timorée et désorganisée, est trop lente, alors que l’invasion de la Bohême par Frédéric II contraint les troupes autrichiennes à la retraite. L’armée royale manque de livrer une bataille décisive à Mommenheim, le 21 août 1744, et se ridiculise dans l’« affaire des perruques ».
Chapitre III
Le roi sur le champ de bataille : Fontenoy et Lawfeld (11 mai 1745 et 2 juillet 1747)
Le modèle de la guerre de siège comme guerre royale, affaibli, est bouleversé par l’irruption de la bataille de Fontenoy alors que Louis XV vient au siège de Tournai, en 1745. Jamais la présence du roi sur le champ de bataille n’a été préméditée. La maladie de Maurice de Saxe, susceptible de priver l’armée royale de son général, et le risque de devoir lever le siège devant l’arrivée d’une armée de secours ennemie, événements l’un et l’autre désastreux pour l’honneur du roi, ont engagé tant Argenson que Saxe lui-même à dissuader vigoureusement le roi de venir à l’armée. Louis XV n’en tient pourtant pas compte, croyant, sur des renseignements infondés, que l’armée alliée doit faire diversion sur Maubeuge pour dégager Tournai. Le plan d’opérations – contesté – de Maurice de Saxe remplace par un système de postes les stratégies traditionnelles – lignes, attaque brusquée au passage d’un obstacle naturel – ; leur absence convainc le duc de Cumberland que les Français se retirent devant lui. La bataille et la présence du roi résultent donc de l’obstination de Louis XV et d’une erreur d’interprétation de part et d’autre, par rupture de l’outillage mental traditionnel. À Lawfeld, en 1747, c’est l’arrivée à l’armée du roi, venu dans l’intention d’assister au siège de Maastricht, qui contraint Maurice de Saxe à précipiter les opérations de marches et contremarches des corps avancés, destinées à déloger l’armée alliée, et qui engage le duc de Cumberland à s’avancer pour s’efforcer d’isoler ces corps et s’opposer à un enveloppement de Maastricht. La bataille devient inévitable et le roi ne peut s’y soustraire.
Le cours des deux batailles permet d’analyser les actions du roi, depuis l’exaltation des troupes, le tir subi de pied ferme – topos héroïque, qui ne doit pas masquer le danger réel – jusqu’aux déplacements sur le terrain, où Louis XV se voit bousculé par les désordres de sa propre cavalerie à Fontenoy et contraint à une discrète retraite. À Lawfeld, il joue également un rôle symbolique de maître de la réserve, formée en partie de sa Maison militaire. De Fontenoy à Lawfeld, la construction de l’image de Saxe comme héros-connétable invite à analyser les fautes et les mérites que lui attribuent les officiers de son armée, faisant émerger le portrait d’un général avide d’être le nouveau prince Eugène.
Chapitre IV
Le roi guerrier in absentia et l’« armée de cour » : l’arbitrage du conflit entre Maurice de Saxe et le prince de Conti à propos de la recherche d’une bataille (1746)
De 1745 à 1747, recule la fiction d’une direction personnelle des opérations par le roi, celui-ci ne présidant plus aux sièges ni ne revendiquant pour lui-même la conception des opérations de guerre de mouvement. Revenu à Versailles en juin 1746, Louis XV laisse place aux ambitions rivales de Maurice de Saxe et du prince de Conti, qui aspire à être le nouveau Condé. La nouvelle crise du commandement qui en résulte, de juillet à août 1746, consacre, sous la pression d’un hypothétique retour du roi, le rôle du monarque comme arbitre de l’« armée de cour ». Elle instaure une souple supervision du roi sur les opérations, par l’intermédiaire d’Argenson, supervision fondée sur une analyse critique de l’argumentaire des deux partis.
Le retrait de Conti est parfois interprété en minorant la part d’honneur et en y voyant un retour calculé à la cour afin d’y appuyer une opération de diplomatie secrète. La découverte de nouvelles lettres « particulières » de Conti montre au contraire son désir de commander sans partage. Si le conflit atteint son paroxysme lorsque Conti et ses fidèles s’efforcent d’obtenir que l’on cherche bataille aux Cinq-Étoiles, près de Ramillies, contre l’avis de Saxe et de Pâris-Duverney, partisans de la « manœuvre de la Mehaigne », en réalité les frictions et le refus de collaborer de Conti, à Mons ou lors de l’affaire du corps d’Estrées, découlent de la position subalterne qui lui est infligée. Un commandement collégial est conçu lors des entrevues de Conroy ; il est bientôt voué à l’échec. La correspondance stratégique entre les deux partis rivaux et Argenson, l’intervention de Madame de Pompadour, l’ultimatum cornélien posé par Conti à Louis XV démontrent l’âpreté du débat militaire, soumis dans ses détails au jugement du monarque, ainsi que l’évolution du mécontentement de Conti en intrigues vindicatives contre Saxe auprès du roi et de l’opinion publique.
Conclusion
Louis XIV surpassé par Louis XV ?
Le modèle de Louis XIV et du Grand Siècle occupe l’esprit des contemporains. En 1744, il s’agit d’imiter le feu roi, mais dès les premières conquêtes en Flandre apparaît l’ambition d’aller au-delà, ambition satisfaite par la victoire de Fontenoy, à l’occasion de laquelle Philippe V d’Espagne écrit à son neveu qu’il a « l’avantage » sur son bisaïeul d’avoir remporté une bataille en personne. Louis XV a donc enfin surpassé Louis XIV, si bien que « le gain de la bataille de Fontenoy a rendu les oreilles du roy de France encore plus délicates » à ce sujet. Émerge alors le problème de préserver dans l’opinion publique le prestige de chef de guerre du roi, véritable « front intérieur » où l’on arrête, à Paris et Bruxelles, de 1745 à 1747, les nouvellistes irrévérencieux, et où l’on s’applique à faire « transpirer dans le public » leurs menées subversives, parfois commanditées par l’ennemi. Le résultat de ces efforts, doublés d’un espionnage des bruits des salons parisiens, est mitigé. Dès septembre 1745, les Parisiens, mécontents de la perte de Louisbourg, font un morne accueil au roi. En 1747, la victoire à la Pyrrhus de Lawfeld fragilise l’affection envers le monarque. L’érosion de l’image du roi en chef de guerre, au sein de l’esprit public, pourtant combattue, a donc considérablement affecté le prestige exceptionnel des victoires de Louis XV.
Pièces justificatives
Rapports sur la cour de France du baron de Bernstorff (1744-1745). – Lettres « particulières » de Louis XV et du maréchal de Belle-Isle. – Relations des séjours de Louis XV à Arras, Reims et Verdun en 1744.