Sommaire
- Introduction
- « Tout ce qui est d’institution humaine est soumis au changement »
- Sources
- Chapitre premier
- Formation et composition d’une juridiction d’exception
- Chapitre II
- L’organisation complexe d’une justice proche des justiciables
- Chapitre III
- De la formalisation de la procédure à l’affirmation d’un droit codifié
- Chapitre IV
- Le billet d’honneur : création d’une relation privilégiée entre deux individus
- Chapitre V
- Le billet d’honneur : enfant légitimé de l’union de l’honneur et de l’intérêt ?
- Conclusion
- La parole et le marbre
- Pièces justificatives
- Annexes
Introduction
« Tout ce qui est d’institution humaine est soumis au changement »
Le Tribunal des maréchaux de France, aussi appelé Tribunal du point d’honneur, fut institué par Henri IV afin d’arbitrer les querelles des nobles et des militaires dans le but d’éviter les duels. Il s’agit au départ d’une justice préventive, conciliatrice. À partir du milieu du XVIIe siècle, de plus en plus d’affaires portées devant cette cour sont dues au non-remboursement de billets d’honneur, une forme particulière d’engagement à s’acquitter d’une dette. La croissance de ce type d’affaires a une influence sur l’évolution de l’institution que cette étude s’attache à décrire et définir. Le billet d’honneur, probablement créé par le Tribunal des maréchaux lui-même au milieu du XVIIe siècle, était au départ une simple preuve écrite d’un engagement sur l’honneur. Au XVIIIe siècle, son utilisation de plus en plus fréquente par les nobles et par les militaires en a fait un instrument de crédit régulé et légitimé par le tribunal.
La juridiction du point d’honneur a déjà fait l’objet d’une thèse pour le diplôme d’archiviste paléographe. Soutenue en 1909 par Gabriel Le Barrois d’Orgeval, elle a remarquablement étudié le personnel, la procédure et la compétence de cette institution. De nombreuses études sur l’honneur et les duels à l’époque moderne se sont depuis appuyées sur ce travail. Or, en 2017, les conclusions de G. Le Barrois d’Orgeval étaient en partie à revoir à l’aune de sources inédites et dans le contexte d’un renouvellement des études sur l’honneur. Il ne semblait plus possible de continuer à étudier le contenu des affaires sans prendre le temps de réétudier les rouages de l’institution, la procédure suivie ainsi que les mécanismes de transmission des décisions et ordonnances rendues.
Cette nouvelle étude institutionnelle des rouages et mécanismes de la juridiction a révélé le rôle crucial des exempts des gardes de la Connétablie et maréchaussée de France. Ces agents du tribunal à Paris, pivots de la procédure, intervenaient dans la gestion des requêtes et le traitement des affaires. Certains étaient même inclus dans le système nobiliaire du crédit à travers des lettres de change liées aux affaires dont ils s’occupaient. S’ils n’étaient pas présents à la séance où siégeaient les maréchaux, ils recevaient des pouvoirs des créanciers désireux de se faire rembourser et effectuaient en amont de la séance le travail de rédaction des requêtes. Il semble même que, avec d’autres officiers, leur rôle soit allé encore plus loin. S’appropriant l’« idée directrice » de l’institution, ils participèrent activement à une redéfinition de celle-ci. Créé initialement pour éviter les duels et mettre fin à l’amiable aux disputes et querelles, le Tribunal des maréchaux traita de plus en plus d’affaires concernant des billets d’honneur, c’est-à-dire des reconnaissances de dette. Par l’activité quotidienne de ses agents et par son activité réglementaire, ce tribunal passa d’une jurisprudence consensuelle – les maréchaux réconciliant les nobles et les militaires sans autre légitimité que les ordonnances et édits contre les duels – à la formalisation d’un véritable droit par les officiers subalternes. Au cours d’un vaste XVIIIe siècle de débats sur l’honneur et l’intérêt, sur le service du roi aux armées ou comme négociant, l’institution évolua et se formalisa tout en restant fidèle à son esprit originel : un tribunal du compromis où l’on juge et où l’on est jugé « entre soi ».
Sources
Cette étude s’appuie sur des sondages effectués principalement dans deux séries des Archives nationales : une collection d’un peu plus de six cents affaires acquise au début des années 1930 (AB XIX 1191-1207) et un nombre similaire d’affaires conservées au sein des archives de la Connétablie et maréchaussée de France (Z1C 422-428). Des dépouillements effectués au Minutier central des notaires parisiens ainsi que dans les registres de la Grande Chancellerie (lettres de provisions d’office, sous-série V1) ont permis de mieux cerner les agents eux-mêmes. La lecture de mémoires conservés à la Bibliothèque nationale de France a rendu possible une analyse des querelles de juridiction entre le Parlement et le Tribunal du point d’honneur. Enfin, puisque l’étude d’une institution est inséparable du contexte dans lequel et sur lequel elle agit, de nombreuses sources imprimées ont été utilisées : édits et ordonnances, bien sûr, mais aussi mémoires, traités et œuvres littéraires.
Chapitre premier
Formation et composition d’une juridiction d’exception
Raisons d’être de deux tribunaux rêvés et justifiés. — Afin de ne pas en faire un chapitre de contextualisation mais bien une plongée in medias res dans ce que Denis Richet a appelé l’« Esprit » de l’institution, ce premier chapitre commence par une réflexion sur les raisons d’être d’un tel tribunal. Pour quelles raisons une telle juridiction a-t-elle été créée et a-t-elle connu une telle croissance au XVIIIe siècle ? L’étude de deux représentations contemporaines du Tribunal du point d’honneur, l’une rêvée par Jean-Jacques Rousseau et l’autre idéalisée par un anonyme pendant la Révolution, permet d’en interroger la raison d’être officielle : la lutte préventive contre les duels. Pour l’auteur de la Lettre à d’Alembert, par exemple, cette lutte doit se faire dans le cadre d’une « cour d’honneur » dans laquelle tous les citoyens, même le roi, seraient soumis à l’autorité de maréchaux dignes d’en être les juges car victorieux sur les champs de bataille.
De la genèse à la suppression d’une autorité contestée. — L’étude des sources normatives et réglementaires liées à la genèse du Tribunal des maréchaux fait apparaître une « révolution de 1651 » qui infléchit profondément la nature de l’institution. Cette année fut en effet l’occasion d’un changement brusque dans son organisation comme dans sa manière de se penser. Non seulement les maréchaux prirent un règlement pour organiser leur tribunal, mais ils déclarèrent publiquement soutenir la démarche de plusieurs gentilshommes ayant choisi de ne plus se battre en duel. Ce changement intervenu en plein cœur de la Fronde, s’il n’est pas – faute de sources – visible avant la fin du XVIIe siècle, modifia pourtant durablement l’« Esprit » de la juridiction. Au XVIIIe siècle, alors que Rousseau imaginait une cour à laquelle tous se soumettraient de bonne grâce, plusieurs affaires montrent des cas flagrants d’insoumission aux ordres du tribunal. Plutôt que d’idéaliser la juridiction du point d’honneur, il s’agit alors de considérer la manière dont elle s’est construite et les rapports qu’elle entretenait avec ses justiciables.
L’érection des maréchaux de France en juges du point d’honneur : l’élévation d’une caste à une nouvelle dignité. — Ce premier chapitre est enfin l’occasion d’aborder, outre leur autorité, le rôle ou plutôt la mise en scène des fonction et dignité des maréchaux de France comme juges du point d’honneur. Les maréchaux ne formaient pas un groupe social homogène. Pourtant, servis par la compagnie du prévôt général de la Connétablie et maréchaussée de France, mis en avant dans des cérémonies publiques liées au tribunal, ils étaient rassemblés par leur fonction de juges du point d’honneur et remplirent ce rôle chacun à leur manière. Plusieurs critiques furent adressées dès le XVIIe siècle à ces hommes érigés en juges suprêmes alors qu’ils n’avaient aucune formation juridique. La solution trouvée fut alors de leur adjoindre des maîtres des requêtes et d’augmenter le nombre d’agents à leur disposition.
Chapitre II
L’organisation complexe d’une justice proche des justiciables
Il s’agit dans ce chapitre d’entrer plus en profondeur dans le système et d’en étudier les « courroies de transmission » (Denis Richet). Cette justice à l’organisation complexe se voulait et se pensait à la fois proche de ses justiciables et peu coûteuse.
L’organisation perçue à travers les règlements et registres de décisions : un siècle de création et de développement d’un personnel compétent. — À partir du corpus étudié par G. Le Barrois d’Orgeval, cette première sous-partie revient sur l’organisation de la juridiction. À Paris, celle-ci reposait sur un maître des requêtes qualifié de rapporteur, sur un secrétaire général des affaires, à la fois greffier et chancelier, et sur les membres de la compagnie de la Connétablie et maréchaussée de France. Ces derniers étaient chargés de diverses missions de police parmi lesquelles la surveillance d’événements mondains où de nombreux nobles, potentiels duellistes, étaient réunis. Dans les provinces, il ne s’agissait pas d’assister et de côtoyer mais d’incarner les maréchaux de France. Créés au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles, les lieutenants des maréchaux de France, les conseillers-rapporteurs et les secrétaires-greffiers du point d’honneur avaient pour tâche de juger localement les affaires touchant le point d’honneur et d’en rendre compte ensuite aux maréchaux. Des édits royaux dans les années 1770 entendirent renforcer leur statut tout en contrôlant plus étroitement leurs détenteurs. Toute la structure reposait localement soit sur les gardes de la Connétablie à Paris, soit sur les cavaliers de maréchaussée, dont la hiérarchie n’accepta pas de bon gré l’autorité des représentants des maréchaux de France, pour lesquels ils devaient effectuer différentes missions : communication des ordonnances, enquêtes, poursuites, etc.
L’organisation perçue à travers les documents de la pratique : le rôle crucial des exempts des gardes de la Connétablie. — L’étude des documents de la pratique (requêtes, ordonnances, réponses, répliques et billets) permet de décrire le fonctionnement quotidien de l’institution. Une analyse diplomatique et institutionnelle de chaque étape de la procédure, de la requête à l’exécution de l’ordonnance en passant par la recherche, si ce n’est la poursuite de la personne mise en cause, met en avant le rôle crucial des exempts des gardes de la Connétablie à Paris ainsi que le coût véritable de cette justice. Aux frais peu élevés de requête et d’ordonnances (autour de douze livres par affaire) s’ajoutaient d’autres frais. Les missions effectuées par la maréchaussée devaient être payées par le coupable. Un bon exemple en est la garnison. Celle-ci était une décision habituelle pour ce tribunal mais inhabituelle dans le paysage judiciaire français du XVIIIe siècle. Elle consistait en effet à placer aux côtés d’un potentiel duelliste un garde de la Connétablie ou de la maréchaussée pendant une durée déterminée, afin de rendre tout duel impossible. Dans les affaires de plus en plus nombreuses de dettes impayées, cette mesure coercitive devint une manière de contraindre un débiteur à honorer son engagement afin d’être libre. Or la présence constante d’un garde avait un coût non négligeable qui reposait sur la personne mise en cause. Les archives du Tribunal du point d’honneur montrent que les exempts de la Connétablie jouaient un rôle essentiel dans le suivi de ces diverses missions, ainsi que dans la comptabilité des frais comme des dettes des justiciables.
Les exempts des gardes de la Connétablie : de l’exécution des affaires courantes du tribunal à la gestion des dettes des nobles et militaires français. — Au départ simplement chargés du traitement et du suivi des affaires, les exempts des gardes de la Connétablie apparaissent dans les sources comme des intendants, des comptables du crédit nobiliaire. Leur correspondance avec les justiciables montre les liens de proximité qui se tissaient parfois entre eux. Insérés dans les milieux militaires par leur carrière, leur famille ou leurs relations – ce que montrent les archives notariales –, les exempts étaient au cœur d’un circuit économique, c’est-à-dire de flux d’argent comme de services. S’ils n’étaient pas réglementairement investis de l’autorité des maréchaux, la latitude qu’ils avaient dans le traitement des affaires leur permettait parfois de prendre des initiatives et d’utiliser l’institution au service de tel ou tel justiciable désireux de se faire rembourser par ses débiteurs.
Chapitre III
De la formalisation de la procédure à l’affirmation d’un droit codifié
L’importance croissante d’une justice privilégiée au service de la concorde. — Outre les billets d’honneur, le Tribunal des maréchaux et ses agents étaient chargés de surveiller certains événements et de régler des conflits de voisinage nés de querelles, d’insultes ou de litiges sur des délimitations ou préséances de fiefs. Les affaires, de plus en plus nombreuses au XVIIIe siècle, même quand elles étaient jugées sur place par les agents provinciaux, remontaient systématiquement sur Paris où elles étaient suivies par les exempts de la Connétablie et le secrétaire général. Cette forme de centralisation explique la progressive formalisation des actes émis par l’institution ainsi que des dossiers qui étaient constitués par les exempts et le secrétaire afin de suivre les affaires. Les agents du tribunal utilisaient au XVIIIe siècle des abréviations et des sigles pour les différentes décisions en même temps qu’ils étaient chargés de calculer, répartir et redistribuer les frais d’une affaire.
Querelles de préséances ou de compétences ? Le Tribunal des maréchaux de France face aux autres juridictions du royaume. — L’étude des querelles institutionnelles du XVIIe et du XVIIIe siècle entre le Tribunal du point d’honneur, les gouverneurs et le parlement de Paris permet de revenir sur la dignité des juges du point d’honneur, sur les compétences, réelles et personnelles, de leur juridiction ainsi que sur le rôle du roi de France dans son essor. Les attaques des officiers du Parlement portaient surtout sur la définition des justiciables du tribunal ainsi que sur la possibilité, ou non, d’un appel devant les cours souveraines. Louis XIV comme Louis XVI défendirent la juridiction des maréchaux de France, renforçant par là leur dignité de juge suprême du point d’honneur des nobles et des militaires. En même temps, afin d’éviter toute nouvelle querelle, les maréchaux dotèrent plus fréquemment leur tribunal de règlements et furent plus prudents, préférant renvoyer l’affaire devant les cours souveraines en cas de doute.
La construction d’une juridiction et le coût d’une dignité : défense et illustration des juges du point d’honneur. — L’effort législatif et réglementaire du XVIIIe siècle a eu pour but de définir clairement les compétences personnelles et réelles du Tribunal des maréchaux. Il répondait à un besoin – le flou des ordonnances royales en la matière – et à une nécessité – éviter les conflits de juridiction. L’affirmation de la dignité de juge du point d’honneur avait un coût non négligeable, que ce soit pour les agents à l’occasion des frais de réception ou pour le doyen des maréchaux de France, président du tribunal, qui supportait les frais de fonctionnement de l’institution. Finalement, l’activité quotidienne comme réglementaire de cette dernière, dans laquelle certaines personnes choisirent d’investir et de faire carrière, élabora progressivement un code juridique de l’honneur. Rédigé par le sieur de Beaufort, qui fit toute sa carrière au service du tribunal, ce code fut promulgué par la juridiction elle-même en 1784. Il y eut donc non pas une simple formalisation des procédures au XVIIIe siècle mais une vraie volonté de constituer un code judiciaire nobiliaire de l’honneur à la veille de la Révolution française.
Chapitre IV
Le billet d’honneur : création d’une relation privilégiée entre deux individus
Ayant maintenant une idée vraie et claire du Tribunal des maréchaux de France, il s’agit dans ce chapitre de « relier l’histoire des lois et des règlements à la vie mouvante de la société et de l’État » (Denis Richet). Le caractère exceptionnel de la juridiction du point d’honneur tient moins à ses fondements juridiques qu’à son impact sur la vie des nobles et militaires français tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles.
Qu’est-ce qu’un billet d’honneur ? — Un billet d’honneur est « un billet par lequel un noble ou un officier militaire promet de payer une certaine somme à un terme convenu et déclare s’y engager sur son honneur » (G. Le Barrois d’Orgeval). S’il est si important de comprendre le phénomène de « juridisation » des lois de l’honneur dans le cadre de l’activité réglementaire du Tribunal des maréchaux de France depuis le milieu du xviie jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, c’est que l’édifice juridique qu’il bâtit alors à la demande du roi et à l’occasion des conflits institutionnels avec le Parlement servit de support à un phénomène économique et social original : les billets d’honneur. En exigeant, dans un règlement de 1653, la présentation d’une preuve écrite pour tout engagement d’honneur, le tribunal est fort probablement à l’origine de cette forme atypique d’obligation. L’usage de cette dernière s’est ensuite très largement et rapidement diffusé dans les milieux nobiliaires et militaires. L’étude détaillée des billets d’honneur, jamais entreprise jusqu’alors, montre que ce sont des obligations d’une nature très particulière car elles ne reposent sur aucune garantie sauf l’honneur de l’obligé et le recours au Tribunal des maréchaux en cas de non-remboursement.
L’utilisation des billets d’honneur : un privilège. — Le billet d’honneur était une forme parmi d’autres d’instruments de paiement à crédit pour des officiers qui devaient assumer sur leurs biens propres les dépenses considérables nécessaires au fonctionnement, à l’approvisionnement et à l’entretien des armées du roi. Si les motifs étaient similaires – jeu, autres dettes à payer, besoin de liquidités, achats à crédit –, les formes, les types et les fondements des obligations utilisées par les nobles comme par les officiers du roi semblent divers et variés. Parmi ces obligations, le billet d’honneur occupait une place particulière dans le système de crédit au XVIIIe siècle. Quel que soit le motif de l’engagement d’honneur, la demande de remboursement était reçue favorablement par les maréchaux, à condition que les parties soient des justiciables du Tribunal du point d’honneur. Cet instrument de crédit n’était en effet pas accessible à tous et, avec le durcissement des conditions de recevabilité des billets d’honneur par le tribunal dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, il devint de plus en plus un privilège réservé à un groupe d’individus distincts, et distingués, des autres.
Un système de crédit original et atypique. — La fin de ce chapitre est l’occasion de réinterroger la notion de crédit elle-même ainsi que les réalités plurielles qu’elle recouvrait au XVIIIe siècle. Il s’agit de comprendre comment a pris corps un groupe d’individus réunis dans un régime privilégié de crédit – les billets d’honneur – reposant sur un imaginaire collectif « juridisé » par le Tribunal des maréchaux de France : l’honneur.
Chapitre V
Le billet d’honneur : enfant légitimé de l’union de l’honneur et de l’intérêt ?
Le dernier chapitre entend développer des hypothèses que nous étayerons dans des travaux ultérieurs. Tout d’abord, l’existence d’une « querelle de l’honneur et de l’intérêt », caractéristique d’une « seconde modernité de l’honneur » allant du milieu du XVIIe à la fin du XVIIIe siècle. Cette expression a pour objectif de distinguer la seconde partie de l’époque moderne pour ce qui est de l’histoire de l’honneur. Si la « première modernité de l’honneur » fut marquée par la publicité et la fréquence des duels ainsi que par une certaine image du héros honorable, la seconde vit le Tribunal des maréchaux émerger et s’affirmer, les billets d’honneur se diffuser, les duels se cacher sans pour autant disparaître et enfin l’honneur lui-même devenir un principe juridique par l’activité du tribunal et politique sous la plume des penseurs et des philosophes.
Le billet d’honneur, défini par les juristes comme le fruit de l’honneur et de l’intérêt, créé puis légitimé par le Tribunal des maréchaux de France, fut utilisé par un groupe d’individus qui, tout au long de l’existence du billet (de 1653 à 1791), connut de profondes remises en cause de sa place comme de son rôle dans la société. Nobles, militaires et nobles militaires étaient définis par rapport aux autres membres de la société par un sang, un rang, une fonction et, surtout, un honneur. Impératif moral et social initialement, ce dernier fut progressivement transformé en principe politique et juridique. L’idée d’une « querelle de l’honneur et de l’intérêt » est ce qui permet de prendre en compte de la manière la plus large possible l’ensemble des événements étudiés dans cette thèse. Interrogeant l’identité du groupe des justiciables, investissant le débat public à travers les querelles dites de la noblesse commerçante, elle permet de comprendre le Tribunal des maréchaux de France comme l’agent régulateur, en droit, d’un régime privilégié de crédit et, en fait, du comportement des nobles et militaires français au XVIIIe siècle.
Reconsidérer l’honneur du second ordre au siècle de la querelle de l’honneur et de l’intérêt. — La querelle de l’honneur et de l’intérêt, qui connut un temps de triomphe de l’intérêt, entraîna un repli identitaire d’une partie de la noblesse. Les partisans d’une noblesse militaire pensaient que c’était dans le service armé du roi que résidait la solution à l’indigence et à la ruine des petits nobles. En anoblissant les négociants les plus méritants d’un côté et en répondant favorablement aux demandes des nobles militaires, la monarchie choisit la voie du compromis honorable, c’est-à-dire pensé dans le cadre d’une société ordonnée régie par les privilèges, les offices et, partant, l’honneur.
Il ne faut pas négliger l’impact de la querelle de l’honneur et de l’intérêt sur la noblesse, principale mise en cause dans l’affaire. La seconde modernité de l’honneur – pensée en référence à un âge révolu – connut à la fois le développement d’une pensée politique de l’honneur réfléchissant à l’organisation même de la société et la « juridisation » des lois de l’honneur par le Tribunal des maréchaux de France. Cette institution monarchique rassemblait en un seul corps nobles et militaires tant par la justice qu’elle exerçait qu’à travers le régime de crédit qu’elle régulait. Répondit-elle par là à l’appel d’une part non négligeable de ce groupe qui souhaitait que l’on reconnût sa dignité comme sa conception de l’honneur, toutes deux remises en cause par l’absolutisme royal et par les réflexions économiques et politiques de la seconde modernité ?
Le Tribunal des maréchaux de France, agent régulateur d’un régime privilégié de crédit. — Si jamais les billets d’honneur ont été utilisés – ce qui reste une hypothèse à étayer – comme un outil privilégié de crédit, un marqueur identitaire propre à un groupe, ils pourraient être perçus comme une réponse de l’ordre nobiliaire à la remise en cause de son rôle et de sa place dans la société tout au long de la seconde modernité de l’honneur. Cet instrument de crédit, créé puis légitimé par le Tribunal des maréchaux de France et par le roi, serait alors au cœur d’un régime, d’un marché privilégié de crédit garanti par un seul principe juridique : l’honneur.
Mettant en valeur une querelle de l’honneur et de l’intérêt caractéristique de la seconde modernité, l’étude de l’essor, de l’organisation, de l’activité et de l’impact économique et social du Tribunal du point d’honneur apporte un nouvel éclairage sur le groupe hétérogène des nobles et des officiers militaires. Exerçant une justice de corps, ce tribunal avait pour vocation, à travers la recherche du compromis et de la conciliation, de réguler le comportement comme les engagements financiers de ces individus.
Conclusion
La parole et le marbre
Cette étude du « système » institutionnel qu’était le Tribunal des maréchaux de France montre que les « courroies de transmission » des ordonnances des maréchaux de France en province et à Paris étaient incluses dans des réseaux de sociabilité qui formaient des circuits économiques de flux tant monétaires que réels. En élargissant, autant que faire se peut, la réflexion, il s’avère que ces circuits économiques étaient en fait un régime privilégié de crédit. Soutenue par le roi, la juridiction du point d’honneur en était l’agent régulateur. Par ses règlements, elle régla et codifia le circuit. Par son action, entre répression et conciliation, ainsi que par celle de ses agents, elle veillait au bon fonctionnement du système. Il s’agit de penser alors la polysémie du terme « crédit » au sein d’un imaginaire collectif dans lequel les individus évaluent, jaugent et jugent tous les aspects de la vie d’un autre individu en même temps qu’ils sont eux-mêmes l’objet de ses regards. La polysémie du terme « régulation » permet, elle, de concevoir la genèse d’une norme à la fois juridique, politique, sociale – comportementale – et économique. Rendue par le groupe, au sein du groupe et avec la participation active de celui-ci, cette justice de corps met à nu le souci de l’individu lui-même de se distinguer. Les dissonances permettent de comprendre que le seul juge de ses actes reste l’être humain, pris dans un faisceau de relations diverses. Lui seul choisit à quel groupe donner la préférence dans une société ordonnée et fondée sur le privilège.
L’essor du Tribunal du point d’honneur ne fut semble-t-il possible que par la conciliation entre la création d’une norme propre à un corps d’une part – la « juridisation » des lois de l’honneur – et l’impératif de distinction à la fois du groupe et de l’individu d’autre part. Cette conciliation passa par la création d’un « honneur-crédit », expression qui a l’avantage de jouer sur la polysémie des deux termes. Cet honneur-crédit n’est compréhensible que dans le cadre d’un régime privilégié de crédit où les comportements tant sociaux qu’économiques sont régulés par une justice de corps.
Il reste maintenant à étayer ces conclusions. Premièrement, par des dépouillements exhaustifs des affaires d’honneur. Deuxièmement, par une réflexion plus fine encore sur les composantes de la querelle de l’honneur et de l’intérêt. Troisièmement, par une plongée toujours plus profonde dans une juridiction qui fut à tous points de vue exceptionnelle et dont « l’Esprit, c’est-à-dire [la] logique et [la] cohérence historiques » est à concevoir dans une riche seconde modernité de l’honneur.
Pièces justificatives
Édition de trente-sept dossiers complets et pièces isolées relatives : à des affaires traitées par le Tribunal des maréchaux de France et montrant soit les différentes étapes et pièces de la procédure, soit son coût, soit l’imbrication des différents agents dans son déroulement ; à des agents de l’institution (lettres de provisions et traités d’offices) ; aux cadres juridiques et réglementaires, notamment les principaux règlements pris par les maréchaux, ainsi que les mémoires écrits à l’occasion des querelles institutionnelles avec le Parlement tant par celui-ci que par les agents du tribunal.
Annexes
Chronologie indicative des édits, déclarations, ordonnances et règlements en rapport avec le Tribunal des maréchaux de France. — Liste des doyens et présidents du tribunal, 1739-1791. — Tableau des actes notariés concernant des agents du tribunal. — Sceaux de la Connétablie et du Tribunal du point d’honneur. — Vacations et frais de la maréchaussée pour le tribunal. — Sommaire du Recueil concernant le tribunal de nos seigneurs et maréchaux de France… de Beaufort, 1784. — Sommes et délais des affaires de billets d’honneur, 1739-1791 (six graphiques). — Profils de deux cent douze créanciers et deux cent dix-sept débiteurs qui ont comparu devant le Tribunal des maréchaux de France entre 1739 et 1791 (répartition des protagonistes par catégories et liste complète des protagonistes). — Synthèse des mémoires traitant des juridictions des maréchaux : querelle de préséance entre gouverneurs et maréchaux de France dans les années 1680 ; querelles de préséance et de compétence entre le Parlement, le siège de la Connétablie et les maréchaux de France, années 1690-1730 ; synthèse des liens entre les mémoires concernant les billets d’honneur ; synthèse des liens entre les mémoires concernant l’affaire du maréchal de Chamilly (1709-1710).