- Revue : Medioevo Romanzo (48)
- Pages : 33-56
Résumé
<div><p>Un siècle, parsemé de vifs débats, nous sépare de l'observation de Joseph Bédier sur une propriété saillante des formes des stemmata, leur « bifidité ». Sur cette observation, un débat fondamental s'est construit, opposant la thèse bédiériste d'un biais méthodologique à celle d'un résultat du processus de transmission des textes. Cet article, en se concentrant sur le domaine de langue d'oïl, reviendra sur cette question d'« évolution » des traditions textuelles, dont on montrera qu'elle rejoint un problème plus général propre à l'ensemble des arbres tracés par les disciplines évolutionnistes, celui dit des « arbres déséquilibrés », bien connu dans le paradigme darwinien. On montrera ainsi comment la philologie peut se comprendre comme une science de l'évolution des textes, et que ses problèmes fondamentaux, tels que celui qui vient d'être énoncé, peuvent être avec profit abordé avec l'appui des méthodes computationnelles. Ces méthodes peuvent être mises au service du test d'hypothèse, en conjoignant démarche de modélisation et analyse de données, et en tirant profit de l'interdisciplinarité. Les ressources de l'intelligence artificielle peuvent en outre être mobilisées pour fonder ces approches sur des corpus de plus en plus vastes, favorisant des études à des échelles peu envisagées jusqu'ici.</p></div> <div>I. La philologie (computationnelle) comme science des textes et de leur évolution<p>Il est établi que la philologie en tant que science a émergé dans un mouvement concomittant avec d'autres disciplines, au premier chef la biologie et la linguistique diachronique, avec lesquelles elle partage un paradigme fondé sur l'héritage et l'innovation, et une métaphore arborée comme mode de représentation (stemma, phylogénie et `Stammbaum' des langues) 1 . Dans la lignée de cette origine remontant aux XVIIIe et XIXe siècles, j'arguerai que la philologie, même si elle a pu également être définie depuis comme « l'art d'éditer » ou « l'art de lire » les textes 2 , peut encore être posée comme une science de l'évolution, dont l'objet principal est constitué par les textes (et par eux, la culture), ce qui la rapproche tout en la distinguant d'autres disciplines évolutionnistes, telles que biologie, linguistique ou anthropologie 3 . Ainsi, depuis Bengel (pour le principe) et Schlyter (pour sa réalisation), la philologie repose sur un modèle arboré comme mode de représentation de la transmission et de l'évolution des textes, à tel point que, comme le relève Froger, on ferait mieux de parler de « méthode schlytérienne » plutôt</p></div>