L’École nationale des chartes - PSL a acquis en 2024, sur la proposition de Marc Smith, professeur de paléographie, une rarissime suite de dix-sept lithographies du début du xixe siècle, représentant des alphabets - c’est pour l’instant le seul exemplaire localisé. Ces planches, qui n’ont a priori rien qui attire l’œil du non-spécialiste, sont exceptionnelles car elles nous font directement entrer dans un atelier de l’époque romantique : elles constituent des outils professionnels que la pratique détruisait… ce qui explique qu’on les connaisse si mal.
Par Rémi Mathis, directeur adjoint de la bibliothèque de l’École nationale des chartes - PSL[1].
Un document rarissime
Le chartiste préfère habituellement le document signifiant à l’œuvre clinquante. Nous en avons un nouvel exemple ici puisque nous présentons dix-sept feuilles volantes, sales, tachées, représentant de simples lettres imprimées en noir et blanc. Les planches sont encore conservées dans leur chemise de carton ornée d’une étiquette qui porte la mention manuscrite, en italien, « alfabeti ».
La première de ces planches est une page de titre, qui nous renseigne sur le contenu : Alphabets contre-épreuvés des écritures les plus usitées en lithographie, commencés par A. Letacq et continués par Sr E. Martislaco. IIe cahier.
Il s’agit donc de modèles de lettres pour lithographes. Cette technique en plein essor au début du xixe siècle a revivifié la production d’images. Rien n’a changé sur le fond, toutefois : comme dans la plupart des estampes, on y trouve de l’image et du texte (« la lettre »). Les ateliers pouvaient donc acquérir dans le commerce des modèles, qui leur permettent de recopier des alphabets (ou de s’en inspirer) pour dessiner la lettre de leurs propres lithographies.
Les alphabets présentés ici sont dits « contre-épreuvés ». La lithographie, comme toute estampe, est une empreinte. Il faut donc dessiner en miroir pour avoir l’empreinte, « l’épreuve », dans le bon sens. L’idée, ici, est de publier des « contre-épreuves », c’est-à-dire de faire une empreinte de l’empreinte pour se retrouver de nouveau en miroir. Notre estampe est donc à l’envers… mais c’est très pratique pour le lithographe puisque c’est ainsi qu’il doit dessiner ! On voit donc que l’on s’adresse à un public de professionnels qui pratiquent la lithographie et achètent ce type de documents pour s’en servir. Le but est purement pratique, ce qui explique la rareté de ces planches, qui avaient vocation à se trouver dans les ateliers, à être maculées d’encre, remisées sur un coin d’établi… et jetées quand leur état devenait trop mauvais ou que la mode avait évolué.

Alphabets contre-épreuvés des écritures les plus usités en lithographie, commencés par A. Letacq et continués par Sr E. Martislaco. IIe cahier © Bibliothèque de l‘École nationale des chartes - PSL
Généalogie de ce document
Le recueil est publié par P. Marino, éditeur spécialisé dans la lithographie installé à Paris au 13, rue de Montmorency, dans le Marais. C’est lui qui signe la deuxième planche, qui consiste en une préface : on y apprend que notre suite constitue un deuxième cahier, qui a tardé à paraître car l’auteur du premier, A. Letacq, venait de mourir après une longue maladie. On ne connaît à peu près rien de ce calligraphe, si ce n’est son adresse (à une date non précisée : 141, rue Saint-Honoré). Il est l’auteur d’un Alphabets contre-épreuvés de tous les genres d'écritures française, anglaise et allemande, à l’usage des personnes qui désirent étudier l'écriture lithographique – qui constitue le premier cahier de notre ouvrage et paraît chez Senefelder en 1825.
A. Letacq étant décédé, P. Marino a acheté les planches que le calligraphe avait déjà préparées et a poursuivi le travail en demandant à un nouveau professionnel de poursuivre l’œuvre. Notre ouvrage paraît donc en 1826. Ce continuateur est plus obscur encore que son prédécesseur. Il s’agit d’un Italien, E. Martislaco. Lui aussi est parfaitement inconnu de la quasi-totalité des catalogues – son nom n’apparaît même pas dans celui de la BnF. En revanche, la Newberry Library possède un Alphabets de differents genres d'écriture. Lithographies par A. Letacq et Sr. E. Martislaco, à l'usage des personnes qui desirent apprendre l'art de bien écrire.
Dans la préface, Marino annonce 10 planches qui « rendent l’écriture en sens droit » et « 8 en sens inversé ». Notre exemplaire, incomplet, en donne 7 en sens inversé, avec les 7 « droites » qui correspondent ; plus une en sens inverse qui avait été préparée par Letacq et porte donc « Letacq scr. / Sr E. Martislaco lith. ». Il semble donc nous manquer une planche (inversé et droit) et une planche seulement en sens droit. À chaque fois qu’un imprimeur est mentionné, il s’agit de Senefelder.
Toutes nos planches portent des trous en haut, à gauche et au centre : elles étaient donc jadis tenues ensemble par une lanière. La chemise dans laquelle elles sont conservées est toutefois ancienne, sans doute contemporaine des planches, qui ont dues être détachées et rangées ainsi. Des traces d’humidité, que l’on retrouve à chaque page nous indiquent qu’elles ont toujours été conservées ensemble.
Ces quelques feuilles abîmées constituent donc pour nous une pépite : elles sont tout ce qui reste d’ateliers de lithographie vieux de deux siècles où se sont imprimées les images d’une société ; elles sont des documents que les élèves apprendront à lire et à reconnaître afin de savoir les replacer en contexte ; elles font le lien entre histoire du livre, histoire de l’écriture, histoire de l’image et doivent à ce titre être conservées avec précaution.
Intervenant(s)
- [1]
« Des planches d’alphabets à destination des ateliers de lithographes, à l’époque romantique. Sur une acquisition de la bibliothèque de l’École nationale des chartes - PSL », rubrique « Pépites de la bibliothèque de l’École », Gazette chartiste, n° 1, 2025.