L’École nationale des chartes - PSL a récemment acquis en vente aux enchères une eau-forte qui représente le portrait du poète Stéphane Mallarmé, gravée par Paul Gauguin. Au-delà de l’intérêt majeur de ce document pour l’histoire de l’art et de sa prestigieuse provenance, le fait qu’il soit biffé documente surtout pour nous les modifications qui se font jour au xixe siècle dans l’appréhension de l’estampe.
Par Rémi Mathis, directeur adjoint de la bibliothèque de l’École nationale des chartes - PSL[1].
Un chef d’œuvre de Gauguin
La bibliothèque a acquis en 2023 une célèbre estampe d’un des plus grands artistes modernes : Paul Gauguin. Si ce dernier est connu de tout un chacun pour son travail de peintre, Gauguin a largement pratiqué la gravure, en mettant en œuvre plusieurs techniques tout au long de sa vie – de Paris aux îles du Pacifique en passant par la Bretagne. Il a notamment gravé de nombreux bois, parfois tirés de manière très artisanale, et pratiqué la lithographie et la zincographie.
La technique ici employée est tout à fait ordinaire dans la pratique artistique du xixe siècle, mais unique chez Gauguin : il s’agit d’une eau-forte. Ce procédé permet d’avoir à inciser non pas la planche de cuivre, ce qui est extrêmement technique, mais uniquement la couche de vernis qui la surmonte – la gravure sera, elle, faite par un bain d’acide qui va attaquer la matrice aux endroits où elle a été mise à nu par l’artiste.
Ce faisant, l’œuvre replace Gauguin dans un contexte artistique qui a nourri son œuvre : d’une part l’influence de Stéphane Mallarmé, qui l’encourage dans sa pratique artistique ; de l’autre, la reprise du corbeau dessiné par Manet pour la traduction des œuvres de Poe par le poète en 1875.
Une œuvre… qui ne devrait pas exister
Mais ce document est bien plus qu’une œuvre exceptionnelle d’un point de vue artistique. Nous l’avons acquis car il éclaire les pratiques de l’estampe au xixe siècle et les modifications d’appréhension de ce médium dans le monde moderne.
Le principe de la gravure est de multiplier les images, à une époque où il n’y a pas de numérique, mais pas non plus de photocopie, ni même de photographie. C’était le cas de son invention au XIVe siècle jusqu’au début du XIXe siècle : l’idée est donc de permettre de tirer autant d’épreuves que le permet la technique, ou en tout cas le modèle économique qui sous-tend l’entreprise. Et l’eau-forte employée ici est alors depuis près de trois siècles l’un des moyens de produire ces images en grande série.
Tout change au cours du XIXe siècle : alors que les techniques de reproduction progressent et tendent à s’industrialiser, l’estampe traditionnelle et artisanale perd de sa raison d’être, et trouve finalement refuge dans le monde de l’art. Dès lors, l’estampe doit d’autant plus être le reflet de la personnalité de son auteur : on met en valeur l’estampe « originale », on commence à la signer et on limite artificiellement, par choix, le tirage, souvent en numérotant chaque épreuve.
C’est ce phénomène qui est mis en œuvre ici. On connaît en effet quatre états de cette estampe : on appelle « état » une modification volontaire de la plaque de cuivre gravée, dont on a tiré des épreuves. Le premier état, rarissime, est tiré avant que l’artiste ne grave ses initiales et la date. Le second est l’état final voulu par Gauguin : il a été tiré par Eugène Delâtre de son vivant afin d’en distribuer les épreuves à quelques-uns de ses amis. Puis 60 épreuves ont de nouveau été imprimées pour servir de frontispice à un livre sur Gauguin publié chez Floury en 1919. C’est alors que la planche a été biffée : cette pratique devait normalement mettre un terme au tirage et en assurer le nombre limité, déjà augmenté post-mortem.

Détail de la biffure © Bibliothèque de l‘École nationale des chartes - PSL
Mais on voit que… cela n’a pas vraiment fonctionné ! Bien que l’image soit irrémédiablement abîmée, 79 nouvelles estampes ont été tirées, dont la nôtre – et cette intervention crée donc un troisième état. Plus tard, la planche de cuivre sera même restaurée pour supprimer les rayures et en imprimer de nouvelles épreuves.
La destruction partielle de la plaque n’empêche même pas les plus grands amateurs de vouloir en posséder une épreuve : notre estampe a appartenu à la collection d’un éditeur, marchand et collectionneur d’estampes haut en couleur – grande figure du secteur au xxe siècle – dont les ventes aux enchères ont fait date : Henri Marie Petiet (1894-1980).
Notre objet est donc passionnant à plus d’un titre : œuvre d’un génie de l’histoire de l’art, elle porte également la trace des enjeux éditoriaux et commerciaux autour d’un médium en complet renouvellement dans le contexte d’un XIXe siècle qui n’a plus les mêmes besoins techniques que l’Ancien Régime.

Marque de Henri Marie Petiet © Bibliothèque de l‘École nationale des chartes - PSL
Intervenant(s)
- [1]
« Le Gauguin qui ne devait pas exister », rubrique « Pépites de la bibliothèque de l’École », Gazette chartiste, n° 2, 2025.