Il y a un siècle, le 24 janvier 1918, disparaissait Charles-Moïse Briquet à l’âge de 78 ans. Mondialement connu pour son répertoire des filigranes du papier occidental médiéval et moderne jusque vers 1600, Briquet a donné une somme et un élan décisif aux études sur ce témoignage discret mais universellement présent de la fabrication du principal support de toute activité graphique. Le projet « Filigranes pour tous » s’en fait aujourd’hui l’écho.

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Le filigrane : objet historique, indice pour l’historien

Il n’y aurait pas de filigrane sans papier. Voire, le filigrane resterait un bijou, un fil métallique joliment plié autour de clous plantés dans un petit bloc de bois, en forme de cœur, de licorne, de lettres de l’alphabet… C’est seulement quand le filigrane est incorporé dans une feuille de papier, après la plongée de la forme métallique dans la cuve contenant la pâte encore liquide et après le séchage de la feuille ainsi obtenue, qu’il se charge d’une plus grande signification et d’une valeur unique pour l’historien.

 

Elias Porzel, « Das wohlausgesonnene Pappiermachen », dans Curioser Spiegel, in welchem der allgemeine Lauff des ganzen menschlichen Lebens... vorgestellt wird, Nürnberg, verlegt bei Johann Endter, 1689

 © Avec l’aimable autorisation de l’Objektkatalog der Sammlungen des Germanischen Nationalmuseums

Pendant que le premier ouvrier s’occupait de plonger une forme dans la cuve, le second renversait le papier à peine formé du second cadre sur la poste. Un ouvrier supplémentaire pouvait également être présent pour assister les autres.

Les feuilles ainsi fabriquées présentent une indentation plus accentuée du côté pressé contre la forme (les fils métalliques du moule s’imprimant dans l’épaisseur du papier), et une surface plus lisse sur l’autre côté, déposé face au feutre de séchage. C’est pourquoi on distingue dans une feuille le « côté moule » et le « côté feutre ».

Dans les premiers siècles de la production papetière, « on se servait de deux moules ou formes que l’ouvrier plongeait alternativement dans la pâte. Le papier produit portait donc par parts égales l’empreinte de chacune des formes employées et ce mélange se voit dans chaque rame et dans chaque main de ce papier » (Briquet). Un filigrane n’est donc jamais seul, mais doit être envisagé selon un ou plusieurs couples de filigranes, appelés « jumeaux ». Dès lors, ce sont deux, quatre, six variantes qui doivent être identifiées pour comprendre pleinement l’histoire de la marque que l’on a longtemps crue unique.

Le filigrane est un indice précieux pour le chercheur dépourvu de données explicites concernant un document, un livre, une estampe, un dessin... Il indique une date et une provenance, de manière parfois générique mais fiable. Il est nécessaire d’en collecter une grande quantité afin de mesurer au mieux le développement et la diffusion d’une marque dans le temps et dans l’espace.

Un fondateur : Charles-Moïse Briquet (1839-1918)

Ce sont les premiers symptômes d’un asthme chronique qui ont convaincu Charles-Moïse Briquet, descendant d’une dynastie de papetiers genevois, de renoncer à son amour de l’alpinisme pour la passion des filigranes, poursuivie dès lors avec l’énergie et la méthode du montagnard : « À mesure que le souffle allait plus péniblement, j’ai donné à mes études sur le papier une partie du temps que j’accordais aux montagnes ».

 

Portrait de Charles-Moïse Briquet (1839-1918)

Il a ainsi consacré les vingt dernières années de sa vie à parcourir l’Europe et à tracer manuellement les filigranes des documents conservés dans les archives et les bibliothèques qui l’accueillaient. Le résultat est un chef-d’œuvre d’érudition : Les filigranes. Dictionnaire historique des marques du papier dès leur apparition vers 1282 jusqu’en 1600. Publié pour la première fois à Genève en 1907, cet énorme album comporte 16 112 dessins. S'y ajoutent des explications générales en introduction et des notices indiquant la date et la provenance de chaque filigrane reproduit. Une nouvelle édition en 1923 contient la vie de Briquet écrite par son neveu John, tandis que l’édition de 1968, parue à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, est enrichie de contributions du plus grand filigranologue du xxe siècle, Allan H. Stevenson.

Un outil fondamental

Briquet était conscient des limites de son travail : « Le but essentiel de cet ouvrage est de faire connaître les caractères extérieurs qui différencient les papiers les uns des autres et qui permettent de les distinguer, de les classer, de leur assigner un âge et de fixer leur provenance. L’idéal serait de pouvoir déterminer le battoir d’où est sortie chaque sorte de papier et la date de sa fabrication. Inutile de dire que cet idéal est encore bien loin d’être atteint. »

 

C.-M. Briquet, Les filigranes, 4 vol., Leipzig, 1923, page de titre du premier volume.

Pourtant son répertoire reste un outil fondamental pour les chercheurs, moyennant quelques précautions méthodologiques préalables. Il importe d’abord de lire l’Avis au lecteur, pour la description des sept sections. Chaque entrée propose une carte d’identité du filigrane associé à un numéro, visant à décrire également la feuille portant la marque et la forme qui l’a produite ; sans quoi on ne saurait établir la vraie identité de la marque. Ensuite, l’introduction à chaque famille de filigranes est souvent riche d’informations supplémentaires.

L’œuvre possède ses propres archives, encore utiles aux chercheurs. Le fonds Briquet à la Bibliothèque de Genève conserve toute la documentation produite par l’auteur, y compris les calques originaux des marques. Et il est encore possible de retourner voir les filigranes originaux que Briquet a vus et calqués, pour vérifier, réviser et compléter son travail, comme cela a été entrepris à Udine ou à Lyon.

Le « Briquet » a enfin fait l’objet d’une publication en ligne par le Laboratoire de Médiévistique Occidentale de Paris (LAMOP), revue et augmentée dans le cadre du projet Bernstein, « The Memory of Paper », de l’Académie autrichienne des sciences (ÖAW).

Le projet Filigranes pour tous

Le partage des connaissances et de la recherche doit aujourd’hui viser un public étendu. Le projet « Filigranes pour tous »  a été conçu dans cet esprit. Il associe l’École nationale des chartes, l’Inria, l’Institut de recherche et d’histoire des textes (IRHT), l’École des Ponts, les Archives nationales, et a obtenu le soutien de l’Iris « Données de la science, sciences des données » de l’université PSL. Il porte sur la création, à terme, d’un outil simple, puissant et de large diffusion, facilement utilisable en tout lieu, sous forme d’une application pour smartphone ou d’un site internet permettant de soumettre des images et d’obtenir rapidement des résultats d’identification. Une première version de l’outil de reconnaissance sera élaborée à partir d’un corpus spécifiquement constitué pour apprendre et évaluer différents modèles de reconnaissance de filigranes.

Ce corpus photographique, documenté dans une base de données, s’efforcera, pour la première fois, de rassembler des clichés multiples (et non des reproductions sous forme de dessins uniques) d’un même filigrane, en liaison avec des institutions de conservation patrimoniales françaises, à Paris et en région. Un premier échantillon est en cours de constitution à partir des archives des notaires parisiens du xviie siècle.

 

Couple de licornes jumelles dans un registre du notaire parisien Charles Ferrant (1600). Arch. nat., Min. centr., ét. VII, 59

Il permettra de procéder aux premiers tests de reconnaissance automatique avec des méthodes simples (par exemple des algorithmes de plus proches voisins sur des descripteurs d’images adaptés), puis de tester des approches plus complexes, par exemple incluant l’apprentissage de l’invariance à certains facteurs spécifiques, en particulier la présence de texte sur les feuillets.

Les utilisateurs visés sont très divers : professionnels des institutions patrimoniales (archives, bibliothèques, musées) qui conservent des documents sur support papier ; chercheurs étudiant textes et œuvres sur papier ; et un large public dans le domaine de l’expertise, du commerce, des collections privées ou de l’histoire locale.

Chercheurs : Mathieu Aubry, Christine Bénévent, Bruno Bon, François Bougard, Marie-Françoise Limon-Bonnet, Ilaria Pastrolin, Olivier Poncet (porteur du projet), Marc Smith, Joseph Sivic.

 

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