Emmanuelle Bermès est, depuis 2022, responsable pédagogique du master PSL « Technologies numériques appliquées à l’histoire » (TNAH) et maîtresse de conférences à l’École. Archiviste paléographe (prom. 2001), elle présente à la Gazette chartiste son parcours atypique, centré sur les projets numériques depuis plus de vingt ans.
Ses débuts à l’École nationale des chartes
Emmanuelle Bermès intègre l’École nationale des chartes en 1997, après une classe préparatoire effectuée au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg.
Lycéenne au profil littéraire à Metz, elle ne connaissait pas l’École des chartes avant de s’intéresser à son orientation post-bac en classe de première.
On était dans une époque quasiment pré-web. Je me suis renseignée sur ce qu’il était possible de faire après une classe préparatoire littéraire en consultant de la documentation au lycée et en rencontrant la conseillère d’orientation. Je souhaitais devenir conservatrice des bibliothèques, et devenir élève à l’École des chartes était un moyen d’accéder ensuite à l’Enssib pour obtenir ce diplôme.
Après sa réussite au concours d’archiviste paléographe, Emmanuelle Bermès devient élève fonctionnaire stagiaire et se spécialise dans les estampes du XVIIe siècle. Elle conclut sa scolarité par la soutenance, en 2001, d’une thèse d’École intitulée Le couvent des Mathurins de Paris et l’estampe au XVIIe siècle.
Après la soutenance de sa thèse d’École et avant son admission à l’École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques (Enssib), elle est recrutée en tant que vacataire à la bibliothèque de l’École pour cataloguer son fonds d’estampes. C’est lors de cette expérience qu’elle se confronte pour la première fois, dans le cadre de son travail, au numérique. Ce sujet, émergent à cette période, l’accompagnera dès lors dans toute sa carrière professionnelle, consacrée depuis le début à des projets numériques.
Au début, je faisais des fiches cartonnées pour cataloguer les estampes ! J’ai rapidement souhaité effectuer ce catalogage sur ordinateur. Pour gagner en efficacité, Gautier Poupeau, à l’époque chargé de tout ce qui était relatif au numérique à l’École, m’a conseillé de créer une base de données. Nous avons donc conçu cette base ensemble pour me permettre de mener à bien cette mission. Il s’agit du premier projet numérique auquel j’ai contribué.
En rencontrant Gautier Poupeau, en travaillant sur cette base des estampes et en se familiarisant avec le numérique à l’École (encore balbutiant à cette époque), Emmanuelle Bermès a perçu l’originalité du sujet du numérique pour les bibliothèques. Elle choisit de présenter un projet sur le numérique lors de son oral d’admission à l’Enssib, réussit le concours et débute sa formation de conservatrice des bibliothèques début 2002.
Un témoignage de transformation numérique au sein des institutions patrimoniales
Lors de sa scolarité à l’Enssib, Emmanuelle Bermès approfondit son intérêt pour le numérique, notamment dans ses projets. Elle souhaite obtenir un premier poste de conservatrice des bibliothèques orienté vers le numérique. Un poste est ouvert par la Bibliothèque nationale de France (BnF) dans l’équipe Gallica, auquel Emmanuelle Bermès postule avec succès. Elle rejoint la BnF en 2003, à l’issue de sa formation à l’Enssib, en tant que « Responsable fonctionnelle de la bibliothèque numérique sur le web ».
Le département de la bibliothèque numérique, créé en 1998, regroupait tout ce qui était lié au numérique (dont Gallica). À partir du début des années 2000, l’objectif était de lier progressivement les activités de ce département à d’autres services pour normaliser l’usage du numérique à la BnF. Au fil des années, seules les activités d’innovation, les archives du web, les métadonnées et la préservation numérique restent rattachées au département de la bibliothèque numérique. Emmanuelle Bermès est en poste jusqu’en 2008, année de la suppression du département.
Elle poursuit ses activités au sein de la BnF, dans l’agence bibliographique nationale, qui s’occupait des catalogues. À cette occasion, ce département est réorganisé pour adopter une coloration plus numérique, et prend le nom de « département de l’information bibliographique et numérique » (désormais nommé « département des métadonnées »). Cheffe de service dans ce nouveau département jusqu’en 2011, elle est ensuite détachée auprès du Centre Pompidou.
De 2011 à 2014, Emmanuelle Bermès travaille dans le service multimédia du Centre Pompidou, au sein de la direction des éditions. Elle est chargée de concrétiser le projet de Centre Pompidou virtuel, porté par le président de l’époque, Alain Seban.
L’objectif était de créer un centre de ressources documentaires numériques pour présenter tous les contenus du Centre, aussi bien les œuvres du musée que les captations, les spectacles, les expositions…
J’ai observé la transformation numérique des institutions patrimoniales pendant toute cette période, notamment à la BnF : comment elles se sont emparées des nouvelles technologies en tâtonnant, en expérimentant, avec un changement d’échelle à partir de 2005-2006 avec la numérisation massive. Tout a commencé à devenir très numérique (dont les nouveaux services pour les lecteurs). Dans les années 2010, on a commencé à parler de « patrimoine numérique », et à vraiment finaliser la transformation numérique à ce moment-là.
Emmanuelle Bermès constate la capacité d’anticipation de la BnF sur le numérique, car cette institution a commencé à s’y intéresser avec la création du site de Tolbiac, dès le début des années 1990. Très en avance sur ces questions, la BnF a créé un service dédié, avec une phase de transformation importante car il était nécessaire que tous les services intègrent le numérique dans leurs activités. Au Centre Pompidou, le service multimédia concentre encore tout le numérique lorsqu’Emmanuelle Bermès y est détachée, ce qui n’est déjà plus le cas à la BnF.
Assister à la transformation numérique des institutions patrimoniales, c’est être témoin d’évolutions majeures dans leur fonctionnement. Ces enjeux m’ont beaucoup intéressée et ont été déterminants dans les postes que j’ai occupés.
Deux projets déterminants : la création du DataLab et la feuille de route pour l'intelligence artificielle
Entre 2014 et 2022, Emmanuelle Bermès retourne à la BnF, au sein de la direction des services et des réseaux.
Adjointe scientifique et technique auprès du directeur des services et des réseaux, elle intègre l’équipe de direction de la bibliothèque et coordonne la stratégie numérique de l’établissement. Elle insiste sur le changement d’échelle qu’elle a expérimenté, cette direction regroupant plusieurs centaines d’agents.
Je secondais le directeur des services et des réseaux sur toutes les questions scientifiques, sur des sujets concernant des départements très divers tels que le département informatique, le dépôt légal, ou encore le département de la coopération numérique. Mes missions portaient principalement sur le pilotage de la stratégie numérique et les projets numériques innovants de la BnF.
Emmanuelle Bermès met en avant deux projets essentiels auxquels elle a contribué durant cette période :
- la création du BnF DataLab, un service pour les humanités numériques à la BnF
- la feuille de route pour l’intelligence artificielle (IA)[1], réalisée en 2021. Ce plan d'action sur cinq ans indiquait ce que la BnF devait faire pour anticiper l’arrivée de l’IA, bien avant l’irruption de ChatGPT
Dans cette feuille de route, il s’agissait d’observer l’usage déjà existant de l’IA dans les industries culturelles et de voir ce qui pouvait être transposable dans les collections de la BnF. Des réflexions d’ordre éthique, telles que la gestion des biais dans les données, la gestion de l’impact environnemental de ces technologies ou encore l’impact de l’IA sur les métiers, ont également été intégrées à la feuille de route.

Extrait de la feuille de route IA de la BnF © BnF, https://www.bnf.fr/fr/lintelligence-artificielle-un-axe-strategique
Nous avons commencé à travailler sur la feuille de route pour l’intelligence artificielle dès 2019. ChatGPT n’est pas une rupture technologique, mais une rupture d’usage. Les grands modèles de langage (Large Language Models, LLM) comme ChatGPT étaient déjà matures dans la recherche depuis plusieurs années, ils étaient déjà utilisés dans des projets de recherche. Ils n’avaient simplement pas été industrialisés, à l’échelle de ce qu’a fait OpenAI avec la sortie de ChatGPT. La vraie révolution de ChatGPT a été de passer d’une IA qui était un peu confidentielle, utilisée par des chercheurs ou par des ingénieurs dans des infrastructures très complexes, à une IA qui était soudainement accessible pour tous.
Une deuxième carrière au sein de l’École nationale des chartes - PSL
Parallèlement à ses fonctions d’adjointe à la direction des services et des réseaux, Emmanuelle Bermès a l’opportunité de faire un doctorat sur travaux, soutenu en 2020 sous la direction de Christophe Gauthier, professeur d’Histoire du livre et des médias contemporains à l’École.
Sa thèse de doctorat, Le numérique en bibliothèque : naissance d’un patrimoine. L’exemple de la Bibliothèque nationale de France (1997-2019), ne prolonge pas les recherches issues de sa thèse d’École, consacrée à un sujet du XVIIe siècle.
J'étais heureuse de créer un précédent en faisant un doctorat sur travaux, pour montrer que les profils atypiques comme le mien, plutôt orientés vers le numérique, pouvaient aussi bénéficier de ce dispositif.
Dans sa thèse de doctorat, elle explique comment la BnF, entre 1997 (lancement de la première version de Gallica) et 2019 (mise en place du BnF DataLab), s'est transformée avec le numérique et comment l'idée d'un patrimoine numérique a pu émerger pendant cette période.
C'est en renouant avec le travail scientifique, en se replongeant dans la recherche et en faisant ce doctorat sur travaux, qu’Emmanuelle Bermès a envisagé d’orienter sa carrière davantage vers la recherche et la formation.
Dans cette optique, elle a décidé de postuler aux fonctions de responsable pédagogique du master « Technologies numériques appliquées à l’histoire » (TNAH) lors de l’ouverture du poste par l’École.
Ce master a été conçu en parallèle de ma carrière. J’ai siégé dans le conseil de perfectionnement dès sa création, et j’ai toujours suivi d’assez près ce qui se passait dans le master. J’ai été formée à une époque où il n’existait pas de formation équivalente. J’ai donc dû, comme tous ceux de ma génération travaillant sur le numérique, m’autoformer et inventer des outils désormais intégrés dans le master.
Pour Emmanuelle Bermès, reprendre la direction du master était une façon de changer de métier et de pouvoir transmettre ce qu’elle avait fait dans sa carrière au sein des institutions patrimoniales. En travaillant sur sa thèse de doctorat, elle s'est aperçue qu’il y avait un grand besoin de revenir sur l’histoire de cette période et d’expliciter, auprès des nouvelles générations, les raisons des choix arrêtés en matière de projets numériques.
Le master TNAH a 20 ans. La maquette des enseignements a connu de nombreux changements au fil des années, au gré des évolutions technologiques. Au moment de la création du master en 2006, il était envisageable qu'en termes de numérique, on puisse y apprendre tout ce qu’il y avait besoin de savoir pour faire du numérique dans une institution patrimoniale en un an. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout possible ! Le numérique s’est beaucoup complexifié. Les briques technologiques étaient là, mais elles se sont approfondies. Le master a évolué, les compétences techniques sont devenues beaucoup plus pointues.
Lorsqu’Emmanuelle Bermès a pris la direction du master, une importante refonte de la maquette a eu lieu. En master 1, les enseignements liés au numérique ont été renforcés et les étudiants réalisent désormais un mémoire d’initiation à la recherche historique. En master 2, un dispositif d’options a permis d’introduire l’intelligence artificielle et le traitement des données en Python dans la maquette.
Elle insiste sur les atouts du master TNAH, qui forme les étudiants à une double compétence numérique et patrimoniale très recherchée, dans de nombreux secteurs.
Les étudiants que l’on forme dans le master ont un profil vraiment spécifique, avec une double compétence entre le numérique et le patrimonial. Ce sont des profils très recherchés pour mener à bien des projets numériques dans les institutions patrimoniales. Avec l’avènement de l’IA et la transformation des données et du numérique, la nécessité d’embaucher de tels profils s’est également multipliée dans d’autres secteurs. Plus que jamais, l’acquisition de la double compétence numérique/métier est valorisée, et c’est ce que permet le master TNAH.
Emmanuelle Bermès souligne également l’autonomie et la capacité à s’autoformer dont font preuve les étudiants du master. Cette formation, qui apporte un socle très solide de connaissances à la fois dans les sciences humaines et dans le numérique, permet aux étudiants de faire face à l’émergence constante de nouvelles technologies.
Un ancrage dans la recherche sur la transformation numérique et les archives du web
Parallèlement à ses fonctions de direction du master TNAH, Emmanuelle Bermès investit deux champs de recherche.
D’une part, elle se concentre sur l’IA dans les institutions culturelles et la transformation numérique des institutions patrimoniales. Ce volet se traduit par le projet TORNE-H, qu’elle pilote avec le musée des Arts décoratifs, accompagnée de Marion Charpier, chercheuse contractuelle pour le projet TORNE-H.
Ce projet de recherche, nourri de ses échanges avec la communauté AI4LAM (Artificial Intelligence for Libraries, Archives and Museums), lui permet également de faire évoluer la maquette du master.
D’autre part, Emmanuelle Bermès étudie les archives du web à travers deux projets jumeaux : Skybox (projet financé par la BnF) et SkyTaste (soumis lors de l’appel à projets PSL Young Researcher Starting Grant 2024).
À la suite de la fermeture de la plateforme Skyrock et de la mise en place d’un archivage complet des douze millions de skyblogs par la BnF et par l’Institut national de l’audiovisuel (INA), elle a décidé de consacrer un projet de recherche aux skyblogs[2].

Skybox. Skyblogs à ciel ouvert © Cliché Emmanuelle Bermès - Licence CC-by-NC
J’ai toujours été intéressée par les skyblogs, un exemple emblématique de contenus considérés comme « jetables », « inintéressants », sans légitimité intellectuelle ni scientifique. À travers Skybox et SkyTaste, je souhaite traiter deux angles en particulier : celui autour de la culture numérique (comment le numérique transforme notre culture), ainsi que l’aspect mémoriel et patrimonial (comment des objets de la culture populaire peuvent devenir des objets patrimoniaux, conservés dans des institutions patrimoniales).
Le projet SkyTaste consiste à étudier les skyblogs pour chercher à comprendre cet objet, ce qu'il avait d'original et de particulier. Emmanuelle Bermès explore de nouvelles approches des archives, mobilisant notamment la recherche-création, pour imaginer des dispositifs de médiation adaptés à ces contenus particuliers, car il n’est pas possible pour le grand public de consulter les skyblogs archivés, conservés au dépôt légal de la BnF, avant l’épuisement des droits d’auteur.
Le corpus des skyblogs regroupe beaucoup de contenus sensibles, intimes, personnels, rédigés par des adolescents, ou par des personnes qui n'avaient pas forcément conscience qu’elles faisaient acte de publication sur le web en alimentant leurs blogs.
Ce qui est intéressant dans le corpus de skyblogs, c'est cette intimité. Quand on explore le corpus, on la ressent immédiatement, quels que soient les blogs que l’on regarde. Si on veut pouvoir les montrer, il faut demander des autorisations aux personnes qui ont écrit ces contenus, mais la plupart écrivaient sous pseudonyme. De plus, il faut aussi que ces personnes acceptent de nous donner les autorisations.
Obtenir des autorisations de diffusion serait possible dans certains cas, mais Emmanuelle Bermès n’obtiendrait probablement pas d’autorisation de diffusion pour les contenus qui l’intéressent, ceux qui suscitent le plus d’émotions. C’est la raison pour laquelle son projet vise à étudier le corpus scientifiquement, avant de construire un nouvel objet artistique, qui prend les skyblogs comme terrain de création.
Emmanuelle Bermès souhaiterait, à l’issue du projet SkyTaste qui s’achèvera en 2028, approfondir davantage le sujet de recherche des skyblogs, objets du web emblématiques des années 2000 ayant marqué toute une génération dans son apprentissage et son usage de l’internet.
Intervenant(s)
- [1]
« Une feuille de route pour l'intelligence artificielle à la BnF », entretien d’Emmanuelle Bermès paru dans Chroniques n° 93, janvier-mars 2021 : https://www.bnf.fr/fr/une-feuille-de-route-pour-lintelligence-artificielle-la-bnf
- [2]
Lire les billets d’Emmanuelle Bermès sur les skyblogs dans le carnet de recherche Web Corpora : https://webcorpora.hypotheses.org/author/emmanuellebermes








