La bibliothèque littéraire de Jacques Doucet : entre le rare et l’unique, une modernité d’exception

À partir de 1916, le grand collectionneur Jacques Doucet, à la tête de l’une des premières maisons de haute couture à Paris, rassemble une bibliothèque d’exception, reflet de la modernité littéraire. Entouré de conseillers de tout premier plan, tel l’écrivain et critique André Suarès, puis les futurs surréalistes André Breton et Louis Aragon, bientôt suivis par Michel Leiris et Robert Desnos, le mécène rassemble, autour des écrivains français contemporains, une collection d’éditions, de manuscrits et d’archives qui se signalent par leur rareté élective.

Ce caractère singulier s’exprime par l’acquisition d’ouvrages précieux : éditions originales, exemplaires sur grands papiers, mais aussi livres d’artistes qui signent une profonde révolution dans le livre illustré entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle, en instaurant un véritable dialogue entre peintres et poètes :  Mallarmé et Manet, Maurice Denis et Gide, Cendrars et Sonia Delaunay ou Fernand Léger, Apollinaire et Derain ou Dufy.

Quant aux manuscrits, si la plupart sont, par définition, uniques, certains  peuvent être des multiples – nombre d’écrivains pratiquant couramment la copie de leurs œuvres à destination des collectionneurs : c’est le cas de Claudel pour La Ville ou Tête d’or.  Des fac-similés de manuscrits prennent également place dans les collections, célébrant le geste de l’écrivain, sa graphie, parfois sa calligraphie : Suarès dans Hai Kai d’Occident, Claudel dans Connaissance de l’Est ou Souffle des quatre souffles. D’autres encore sont imaginés comme des œuvres destinées à une diffusion uniquement manuscrite, dont la forme même impose les limites : ainsi de Claudel pour L’Homme et son désir.

Éditions comme manuscrits sont souvent revêtus de reliures précieuses, qui en augmentent la rareté : ces pièces attestent là aussi d’une évolution du goût autant que d’une révolution dans l’art de la reliure, grâce au décorateur Pierre Legrain qui innove dans le style Art déco, puis à Rose Adler, grande figure de la reliure moderne.

Cependant, la constitution de cette bibliothèque n’a pas pour but l’érection d’un panthéon et ne se donne pas pour un rassemblement de chefs-d’œuvre. Elle est fondée d’abord sur l’exercice d’un choix singulier : le caractère rare des œuvres rassemblées y est avant tout le résultat d’une élection, répondant  au goût du collectionneur et affirmant le caractère vivant de la modernité. La collection reflète un monde qui change, à travers des genres nouveaux comme le poème en prose, des sujets souvent empruntés au quotidien et une écriture radicalement nouvelle qui explore les possibles de la langue ou interroge les mystères du signe, linguistique et typographique. Y font irruption, sous forme de manuscrits tout juste édités ou encore en attente de publication, la poésie du quotidien, la fascination pour la vitesse, les inventions, les machines, la magie de la ville et sa démesure, les journaux et les affiches, tous ces sujets neufs portés par les tentatives de renouvellement de la langue.

Avec leurs aînés, les précurseurs de la modernité comme Baudelaire (Spleen de Paris), Verlaine (Mes Prisons, Mes Hôpitaux), Rimbaud (le premier manuscrit d’Ophélie), Mallarmé (L’Azur) et Jarry (Prologue d’Ubu), ce sont d’abord les auteurs contemporains déjà reçus dans la République des lettres qui trouvent leur place sur les rayonnages : Paul Claudel, André Gide, Francis Jammes, André Suarès puis Paul Valéry.

Mais Doucet ne s’en contente pas et se tourne vers les avant-gardes, les poètes de « l’Esprit nouveau » célébré en 1917 par Apollinaire : Max Jacob, Reverdy, Cendrars et Apollinaire lui-même. Surtout, le mécène se fait visionnaire, lui qui déclare : « c’est en avant que je veux voir ». Il accueille les dadaïstes et les surréalistes, grâce à Breton et Aragon, ses premiers bibliothécaires, à travers manuscrits et éditions souvent très confidentielles, comme les œuvres publiées par Tzara à Zurich dans la collection Dada.

Enfin, non content de rassembler éditions rares et manuscrits, le collectionneur va jusqu’à susciter l’écriture : il demande aux auteurs qu’il élit d’éclairer par des textes spécialement destinés à sa bibliothèque le processus ou le contexte de la création de leurs œuvres ; il commande des enquêtes littéraires à Aragon, Reverdy, Desnos ou Leiris ; il permet même l’écriture d’une œuvre qui lui est spécialement destinée – ce sera L’eubage. Aux antipodes de l’unité, de Blaise Cendrars.

Ainsi, tous ces documents au caractère rare et précieux tendent vers une bibliothèque tout à fait unique, qui n’a guère connu d’équivalent, et continue aujourd’hui de s’enrichir dans le renouvellement incessant du geste fondateur de Jacques Doucet.

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